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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (18)

Nulle part cet irrédentisme musulman ne se manifeste avec autant d’éclat qu’au coeur de la montagne berbère, chez ces pasteurs guerriers sanhaja parlant tamazight qui, paradoxalement, faisaient figure, aux yeux des ethnographes berbéromaniaques, de païens incomplètement islamisés, comme si nos savants coloniaux avaient épousé les préjugés des citadins lettrés contre des rustres, dont on jugeait la foi entachée de jahilîya (l’état d’ignorance préislamique). Leurs aèdes (imdiyazen) déambulaient l’été en petites troupes de douar en douar et rappelaient sans fard l’obligation canonique de la guerre sainte: "Le propriétaire du blanc coursier correctement harnaché, doit faire la guerre sainte jour et nuit, sans répit!". Ils traduisent au plus près, sans cette emphase que cultive la qasida arabe, l’expérience intime des pasteurs-guerriers irréductibles et dévoilent combien leur culture de l’existence est bouleversée par les effets destructeurs de la guerre de conquête: "Massacrés les moutons, massacrés les chameaux, massacrés les gens! Le roumi a franchi le col. L’avion bombarde. Nous attendons sous les genévriers; nous mangeons des racines pour le Prophète!". Un trouvère fait ressortir que la fringale lui referme les mâchoires comme une bride et proclame: "J’ai combattu jusqu’à ce que la faim me fasse des plaques blanches sur la main".
Ce jusqu’au-boutisme n’est pas seulement le fait des hommes. Les officiers de la conquête ont mis en exergue la participation des femmes à la lutte des imazighen. Elles ravitaillent les guérilleros en vivres et en munitions, les encouragent de la voix, font rouler d’énormes blocs de rochers sur les assaillants. Parfois même, elles prennent la relève d’un guerrier mis hors de combat pour faire le coup de feu à sa place. La poésie berbère exalte cette figure de femme imployable dans son refus du rûmî, telle cette mère furieuse contre son fils ayant rallié les imsubren (les soumis): "Porte tes peines à «mon lieutenant», je porte les miennes à Dieu. Nous avons rompu toi et moi. Va selon ta religion, je vais selon la mienne". Chez les Aït Sokhman, la résistance est galvanisée par une prophétesse aveugle, Touagrat, dont la parole fut collectée et interprétée avec une érudition pleine d’attention émue par un jeune officier des A.I. pétri d’humanisme chrétien.
C’est pourquoi l’intrusion des Français dans le pays ravive et enflamme les braises d’une culture populaire imprégnée de mahdisme. Celle-ci, à vrai dire, n’avait jamais disparu dans l’infrastructure culturelle marocaine depuis l’extinction du prodigieux mouvement politico-religieux incarné par le mahdi Ibn Toumert. Mais, au seuil du XXème siècle, cette attente du prince qui devait remettre le monde à l’endroit à la fin des temps, après l’épisode de l’Antéchrist, n’opère plus que chez les déshérités et les opprimés au plus bas dans la société marocaine: clercs faméliques, gueux errants à travers le plat pays, bergers et laboureurs endettés, haratins et esclaves à l’imaginaire chargé de rêves de libération. Les fins lettrés et les notables politisés se gaussent de cette croyance qui situe à l’oued Massa, au sud de Tiznit, le retour du Mahdi, et l’assimilent à de la sorcellerie. Et, lorsque le mouvement, d’origine sahraouie et de style mahdiste, incarné par le shaykh Ahmed el Hiba menace de submerger le pays durant l’été 1912, le grand alim réformiste Bou Chaïb ed Doukkali profère : "Je suis en effet contre les résistants, qui fournissent des prétextes aux Européens pour occuper les territoires des Musulmans comme Bou ‘Amama, Bou Hmara, les chefs de la Chaouïa, des Béni M’Tir et bien d’autres encore, dont le nombre ne se compte pas en Orient et en Occident". Cet espoir invincible en la toute-puissance de Dieu inspire la conviction que l’occupation française est un fléau qui passera et, qu’en attendant, il faut garder la religion dans toute son intégralité: ne pas composer avec la civilisation matérielle des Chrétiens, refuser toutes les innovations blâmables (bidâ) proscrites par l’observation à la lettre de l’Islam. On n’a pas encore entrepris une étude phénoménologique de cette résistance intérieure symbolisée par les "vieux turbans": ceux qui se refusaient à adopter le fès pour couvre-chef et emblème de modernité orientale. Sollicitons seulement ici deux témoignages littéraires, pour sonder cet état d’esprit qui persiste bel et bien longtemps après la fin des résistances armées.
Le premier émane d’un lettré de Marrakech: Mohammed Ben Ahmed el Mouwaqqit, auteur d’un traité, "Le voyage à Marrakech" (Ar- Rihla al Marrakuchita), au sous-titre suggestif "Miroir des turpitudes actuelles", publié au Caire en 1928. L’auteur imagine deux ulama originaires d’Orient à la recherche d’une terre d’Islam encore non infestée par la présence corruptrice de l’Occident. Pour trouver cet îlot d’Islam intact, ils parviennent jusqu’à Marrakech, au bout de l’extrême Occident musulman, et là ils sont dégrisés par un lettré du coin avec lequel ils conversent interminablement. La foi à Marrakech est aussi dégradée qu’en Orient et pour les mêmes raisons: le culte des saints et les déviations confrériques de l’Islam des origines, le dévergondage des femmes, qui osent se répandre en public et aller aux fêtes-pélerinages des saints, aux cimetières ou au hammam, sans être escortées par un membre mâle de leur parenté. A première vue, el Mouwaqqit oscille entre l’aigreur nostalgique du vieux dévot et le rigorisme activiste du jeune réformiste religieux. En fait, il se démarque du courant salafiste en prônant une séparation complète – au propre et au figuré – avec les Chrétiens et leur ordre de civilisation. Il proscrit toute relation, économique ou sociale, avec eux. Il condamne tout emprunt à leurs idées et manières de voir: donc recommande de ne lire ni leurs journaux, ni leurs revues, de ne fréquenter en aucune sorte leurs écoles, d’exclure tout voyage en Europe. Il va jusqu’à interdire non seulement toute imitation vestimentaire, mais aussi l’adoption du phonographe. Bref, il catalogue toutes les mesures défensives susceptibles de stopper l’européanisation (tafarnuj) et l’assimilation (indimaj) qu’elle présuppose: deux mots-clés pour signifier la grande peur de l’Autre partagée par presque toute l’ancienne élite musulmane maghrébine dans l’entre-deux-guerres. Et il inventorie les procédés à adopter pour opérer une réislamisation par en bas de la société marocaine et une évangélisation renversée des Chrétiens par les Musulmans ((tabchir), retournant contre les franciscains le projet de christianisation de l’élite marocaine qu’on leur prête – et que paraît préfigurer la conversion, retentissante et scandaleuse, en 1928, de Mohammed Abd el Jelil, un fils de la bonne société fassie et un brillant ancien élève du collège Moulay Idriss. L’autre pamphlet contre le procès d’européanisation rampante qui menace le pays et plaidoyer pour la sauvegarde d’un Islam défensif émane d’un réformiste religieux de haute volée et historiographe à immense érudition : Mukhtar as Sussi. Dans L’aventure spirituelle de trois frères -une ébauche de roman didactique- ce shaikh de formation classique n’hésite pas à quitter le genre du traité (risala et à aborder un procédé littéraire encore peu usité dans la culture arabe.

«Le Maroc de Lyautey
à Mohammed V, le double visage
du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions
Porte d’Anfa,
Casablanca 2004- 418 pages.

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