Il ne paie pas de mine. Le dos légèrement courbé, petites épaules, le crâne luisant, sourire amusé de celui qui n’attend plus rien de la vie. A la question, «vous avez quel âge ?», il répond, avec le sourire : «67 ans, mais je ne les ai pas touts vécus, si vous voyez ce que je veux dire». Tout à fait. Très vite, on comprend qu’avec Driss, il faut prendre la vie par le bon bout et en rire. Driss passe la sainte journée au Marché Central de Casablanca. Il n’est pas là pour faire des provisions.
Pas plus qu’il ne possède un commerce. Il est l’homme qui porte les affaires des autres. Celui qui plie l’échine et transporte des dizaines de kilos de légumes, viandes de toutes sortes, fruits et autres emplettes pour les clients qui s’achalandent au marché. Cela fait exactement 17 ans qu’il exerce ce métier. «La roue de la fortune a tourné. J’avais un boulot et je vivais mieux. Mais un accident de parcours m’a jeté à la rue. J’ai tenu bon et je me suis tourné vers ce boulot. Ce n’est pas plus mal. Je gagne bien ma vie». En termes de gains, Driss peut se faire jusqu’à 300 DH par jour.
Ceci pour les jours fastes qui sont, on le devine, très rares. Sinon, les fluctuations de la bourse varient entre 70 DH et 150 DH à tout casser. Driss vit désormais avec son épouse, les enfants, eux, ont fait leur vie ailleurs. «Il faut juste de quoi manger au jour le jour. Je ne veux rien posséder. Je me contente du peu et croyez-moi je suis très heureux». Cela se voit. Driss lance des vannes, se moque de lui-même. Un sens de l’humour à toute épreuve.
«Même quand on tombe sur des personnes méprisantes qui se comportent avec nous comme la lie de la terre, on garde le sourire et on baisse la tête». Pour Driss, ce n’est pas de la soumission ni un manque de dignité, loin s’en faut : «j’en ai vu passer mon fils. La vie est une chienne qu’il faut savoir adopter, sans trop d’illusions». Et sans états d’âme.
Au marché de Ben J’dia, nous avons rencontré Larbi. Un bonhomme toujours en forme, mais qui affiche déjà 60 ans au compteur. Plus de 15 ans de service. Depuis qu’il est arrivé du bled, c’est le seul job qu’il a pu dénicher. Mais il ne se plaint pas. Il nous raconte que durant ramadan, une jeune femme est venue louer ses services et en partant elle lui donne un billet de 200 DH. «Je suis resté bouche bée. J’ai même cru qu’elle s’était trompée de billet». Mais il n’en était rien. La jeune femme lui avait glissé un beau billet bleu avec le sourire et en lui tapotant sur l’épaule.
Larbi raconte qu’il a relaté cette histoire à des amis porteurs au marché de Maarif et au Marché Central. Ils ont aussi eu affaire à cette même jeune femme. «Quand je leur en avais touché un mot, ils m’ont demandé de la décrire. C’était elle. Elle avait fait le tour des hammalas comme moi et avait donné 2OO DH à chaque fois ». Larbi revient aussi sur les temps qui changent, le mépris des uns et des autres et les jours sans. «Je travaille de 8h du matin à 16 heures. Je passe ma journée à quémander et à proposer mes bras aux autres.
Des fois ça marche, d’autres fois, rien. Des jours, on rentre chez soi, 10 DH en poche». Larbi regrette que des personnes l’exploitent pendant toute la durée de leur marché et au final, on lui glisse 5 DH sinon 3. «J’ai envie de jeter les pièces par terre et de ne plus jamais revenir ici. Mais je n’ai pas le courage de le faire. Il faut bien manger. Alors, je ravale ma colère et je met les pièces dans ma poche en espérant mieux».
Au marché de Maarif, c’est Hassan qui est la mascotte du coin. 25 ans, jeune, coupe moderne, un jeans et un T-shirt clean. Il est porteur et il en est fier. Il connaît tout le monde. «Je ne fume pas. Je ne bois pas. Ce que je gagne, j’en vis et bien». Hassan est un as de la débrouille. Non seulement, il est hammal et peut se faire 200 DH par jour, mais, il est souvent, après la fermeture du marché vers 14 heures, appelé à faire des heures sup.
«J’ai des clients riches et à l’aise. Ils me font confiance. Je vais chez eux, je nettoie la maison, je fais le jardin, j’entretiens les plantes, je fais des courses et l’un dans l’autre, ma journée est faite». Mais Hassan déplore la venue de nouveaux visages, tous des jeunes, qui sont happés par la drogue et «qui font mal à ce boulot, car pour être hammal, il faut avoir le sourire, être propre, savoir parler quand il le faut et surtout la fermer pour ne pas importuner les clients. Avec les nouvelles têtes, tout est mélangé, on peut même tomber sur un mec déchiré qui sent l’alcool à brûler et qui fait peur aux gens».
On pose la question à Hassan s’il avait entendu parler de cette jeune femme qui distribuait des billets bleus cet été. «Bien sûr que c’est vrai. Elle est venue ici, mais elle ne prend que les anciens, les plus vieux». Après plusieurs questions, on est arrivé à saisir le fin mot de cette histoire qui a nourri les discussions entre hammals. La jeune dame en question, qui roule en grosse bagnole et arbore une gentillesse sincère, distribue des billets dans plusieurs marchés, parce que son père était Hammal au Marché Central. Il est mort depuis, et elle a fait sa vie, grâce au peu d’argent que son paternel faisait entrer à la maison. Elle n’a pas oublié d’où elle venait et c’est sa manière d’honorer la mémoire de son défunt papa.













