Pourtant tout le monde s’extasie en regardant ces images, en les commentant et surtout en les partageant pensant faire du bien aux autres en leur offrant de mauvais cadrages, des images bizarres et moches et le plus souvent sans le moindre intérêt ! Et ce n’est pas tout! Il y a ce qu’on appelle aujourd’hui le diktat du selfie !
Si tu n’en prends pas, tu es catalogué has-been, à la limite taré qui n’a rien compris au monde magnifique et onirique et si virtuel dans lequel il patauge ! Voici en gros ce que le client raconte au chauffeur de taxi ce matin ! Ce dernier, qui n’a jamais pris un selfie de sa vie, qui ne sait même pas ce que c’est qu’un selfie, avance doucement comme sur un terrain miné !
Je vole à son secours: «Il parle de ces photos que l’on peut prendre de soi, tout seul en inversant la caméra de son smartphone, c’est très à la mode, et toi tu n’y es pas, frère» ! Le driver est soulagé !
Ce n’est donc que cela ! «L’autre jour il y a une jeune fille qui en a pris une tonne dans mon rafiot. Elle a dû le trouver sympa mon taxi pour l’avoir en arrière-fond, comme un studio. J’ai été flatté et la jeune fille était jolie».
Pour ma part, je pense que la mode du selfie des uns et des autres consacre une inclinaison terrible pour la vanité et l’égoïsme. Selfie, selfish, tout pour ma gueule, voici comment je suis, regardez-moi, ma vie, c’est moi qui la mets en images, et je vous invite à la voir comme je décide qu’elle doit être vue. C’est en somme cela le message codé derrière chaque selfie pris et posté. J’ai lu quelque part que le selfie a un effet isolant pour les usagers. Plus de solitude, plus de recentrage sur soi, on fait abstraction des autres, cela peut même conduire, dans des cas extrêmes, à une forme de déprime qui peut vite virer à la dépression, avec tout ce que cela comporte comme gravité et danger. «Je ne suis pas d’accord, pourquoi pas ?
On peut se faire plaisir, s’autocomplimenter, se faire beaucoup de bien en prenant des photos de soi et surtout de demander aux autres de les aimer, de les commenter, c’est même très positif», avance le client, qui au début avait un autre discours.
Après tout, on dit bien qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Et le bonhomme de sortir son smartphone voulant marquer le coup, éterniser le moment, la conversation, et le selfie avec le taximan. Mon pote chauffeur se prête au jeu et le type poste l’image sur son compte Facebook. En deux minutes, il y avait déjà des commentaires ! Le driver n’en revenait pas. Il est tout émoustillé. Il veut que l’autre lui lise les comments. Que des compliments, des bravos, des c’est top et autres formules d’extase devant une photo mal prise, dans une mauvaise position, dans un taxi déglingué, avec en arrière-fond un décor pas si sympa que cela.
J’ai alors compris qu’un selfie participe de cette volonté de remplir le temps, de se donner une autre vie, parallèle à la réalité, avec de simples clichés pris n’importe où, avec n’importe qui, pourvu que cela soit posté et que les autres, surtout des gens qu’on ne connaît pas, aiment et disent du bien. Honnêtement, ça ne coûte rien de se donner de l’ampleur avec si peu de frais.
«Je vais me prendre un smartphone, me créer une page sur les réseaux sociaux et je vais vous inonder de mes photos. Je lance même un pari: je prendrai un selfie avec tous mes clients et je les poste, on verra ce que cela donnera» . Alors, si vous montez dans un tacot et que le driver vous demande un selfie, sachez que c’est mon pote, le chroniqueur de la vie casablancaise, entre vide et trop-plein.