Quelle présence ! On dit d’un acteur qu’il a de la présence lorsque son texte passe la rampe, s’impose au public, le subjugue, amène l’attention à passionnément se fixer. Abder Ouldhaddi a joué seul, plus d’une heure et demie, sans que l’intérêt du public ne décroisse – à un seul instant. Ce comédien n’a pas pourtant fait une entrée fracassante pour imposer son être-là. Il était déjà sur scène, quand le public est entré. Assis dans la pénombre, il bafouillait des paroles inaudibles. Les projecteurs se sont allumés, révélant un espace exigu, sobrement décoré. Des panneaux en bois, d’un blanc clinique, rétrécissaient en effet les limites du monde de l’interprète. Des centaines de post-it, collés aux murs, rompaient par leurs couleurs variées l’uniformité du blanc. Une bassine d’eau, des ampoules nues pendant du plafond et une chaise complétaient le décor dans lequel le comédien a évolué. L’introduction d’un deuxième personnage, qui a jeté un plateau avec un peu de nourriture, ne laissait pas de doute sur la nature de l’exiguïté de cet espace. C’est une geôle ! Adaptée du roman de Tahar Ben Jelloun « Moha le fou, Moha le sage », la pièce n’a pas édulcoré la violence des propos du livre. Du fond de sa réclusion, Abder Ouldhaddi, qui interprète le personnage de Moha, s’est livré à des réflexions sur les grands sujets de la vie. Il a eu à certains moments des illuminations qui lui ont fait tenir des propos d’une extrême lucidité sur la société marocaine. Dans d’autres, il a sombré dans la violence des fous. Du point de vue du jeu, il a tiré parti de tout. Y compris des petits incidents qui entravent d’ordinaire le cours d’un spectacle. Un portable a sonné dans la salle. Il n’a pas déconcerté Abder Ouldhaddi qui a immédiatement réagi avec un « Allo ! » À tel point que les assistants ne savaient plus si cette sonnerie faisait partie de la mise en scène ou s’il s’agissait d’un incident. Cette façon d’improviser, en récupérant des éléments qui n’étaient pas prévus dans la mise en scène, est la marque des grands comédiens ! L’auteur de la mise en scène s’appelle David Ayala. Il a exploité tous les éléments qui pouvaient aider le comédien à tenir seul sur scène. Les petits papiers collés sur les murs ont été d’un grand secours à Moha. Il s’adressait à elles, les violentaient en les arrachant, les redistribuaient à sa façon. Il avait également un enregistreur dont il se servait pour réécouter ses propos. Ce qui lui permettait à la fois de souligner les phrases porteuses d’un sens intense et de reprendre son souffle. La pièce n’a pas au demeurant manqué de moments de silence. L’un d’eux est beau et éloquent. Lorsqu’il a détergé, durant une lancée ininterrompue et violente, sa haine relative à l’injustice faite à la femme et à sa condition d’homme qui couchait avec les chèvres, Moha s’est défoulé sur une toile en plastique. Avec des gestes amples, il a commencé à y tracer des figures à l’aide d’un long pinceau trempé dans un seau de peinture rouge. Une musique, genre adagio d’Albinoni, donnait plus d’expression à ses mouvements. Tout en se convulsant, (sa souffrance était visible sur ses traits contorsionnés), Moha a continué à marquer de lignes de plus en plus agitées la surface en plastique. Enragé de ne pas pouvoir donner corps à sa colère, il a arraché la toile. Cette scène a communiqué une grande émotion aux spectateurs. Ces derniers n’ont pas voulu s’arracher à leurs sièges à la fin du spectacle. Chacun d’eux était sûr d’avoir assisté à un grand moment de théâtre, à la naissance d’une star. Abder Ouldhaddi est un comédien marocain qui vit en France. Son répertoire est large, puisqu’il passe avec une aisance inégalée des rôles comiques à des rôles sérieux. Il serait dommage que les spectateurs ne puissent pas davantage l’apprécier à l’oeuvre. L’homme est taillé pour une tournée nationale.