En bâtissant un Empire à cheval sur l’Afrique et l’Europe, les Almoravides ont décelé la vocation naturelle du Sahara en tant que trait d’union entre nations et civilisations.
Autonomie régionale : L’instauration d’une région du Sous Extrême, actuel Sahara marocain, renseigne sur l’appartenance naturelle du Sahara à Maghrib Al Aqça, de la volonté de l’Etat idrisside naissant d’exercer pleinement sa souveraineté sur les provinces sahariennes et d’y être directement représenté, au moment où l’essor du couloir occidental du commerce caravanier transsaharien connaît ses premiers balbutiements.
I. Introduction : La pratique d’autonomie régionale au Maroc

Le Maroc, seul Etat-Nation existant au Grand Maghreb, à la veille de l’entreprise coloniale européenne, dont le socle repose sur l’acte de la Bayaâ, lien de l’allégeance souverain éternel, a vu dérouler différents modes d’autonomie régionale.
Mohamed Naciri signale que «l’histoire, l’ancienneté des structures étatiques confrontées à des siècles d’autonomie locale, les puissants contrastes des conditions naturelles ont multiplié les lieux d’autonomie et les disparités spatiales entre régions».1
Cet article se propose de revisiter les péripéties de la libre administration locale au Maroc du VIIIe siècle, avec l’avènement de l’Etat Idrisside, jusqu’à la fin du XIXe siècle, à la veille de la colonisation européenne et de l’instauration des différents régimes du protectorat, en se focalisant sur le cas des provinces du Sud.
1. Région du Sahara, le Sous Extrême des Idrissides
Héritier de l’Etat idrisside, dont les Pères Fondateurs se sont investis dans l’unification du pays autour d’Imarat Al Mouminine et l’exercice de souveraineté sur l’ensemble du territoire national, l’Emir Moulay Mohamed Ibn Idriss II s’est intéressé à l’administration des zones lointaines et stratégiques (Athoughours, Assouhounes), d’où la mise en place d’un découpage régional, embryonnaire, d’Al Maghreb al Aqça.
Le Maroc idrisside a ainsi été divisé en neuf régions, réparties entre la progéniture adulte de Moulay Driss II. L’Emir Moulay Abdallah a été nommé Gouverneur de la région du sud qui englobe Aghmat, Nafis, Masmoudada, Lamta et Sous Al-Aqça (actuel Sahara marocain). 2
Si l’administration territoriale des Idrissides est restée dans un état rudimentaire, il n’y a pas eu, pour autant, «de remise territoriale comme bien personnel, mais une responsabilité administrative simplement déléguée par Mohammed ben Idriss qui était et demeurait seul Souverain ayant autorité sur ses frères, lesquels ne faisaient qu’administrer des provinces en son nom.»3
L’instauration d’une région du Sous Extrême, actuel Sahara marocain, renseigne sur l’appartenance naturelle du Sahara à Maghrib Al Aqça, de la volonté de l’Etat idrisside naissant d’exercer pleinement sa souveraineté sur les provinces sahariennes et d’y être directement représenté, au moment où l’essor du couloir occidental du commerce caravanier transsaharien connaît ses premiers balbutiements.
Les Idrissides enclenchèrent ainsi une dynamique spatiale et économique qui permettra à ces «étendues plaines sahariennes de faire irruption dans l’histoire du Maghreb et de cesser d’être de simple ultime refuge, un territoire lointain et isolé, pour faire, désormais, partie de l’économie de l’Etat Idrisside naissant.» 4
2. Niyâba des Almoravides, la libre administration provinciale
Les Almoravides, des Amazigh Sanhaja Sahariens -Al Mūlathamūn-, ont pratiqué une autonomie aux pouvoirs élargis, suivant le concept de Niyâba, qui octroie au Gouverneur le statut de substitut du Souverain dans sa province.
Toute l’expansion almoravide fut déléguée par le Souverain aux grands chefs du mouvement avec une large initiative. La devise almoravide dicte que «par la bouche du Gouverneur c’est le Prince qui parle, par ses yeux, c’est le Prince qui voit».5
Le Sultan Youssef b. Tachfin écrit dans la lettre de nomination des Gouverneurs, que celui-ci «est notre substitut […] pour la conduite de vos affaires […] ; personne n’a autorité pour le faire avec lui, […] et nous le nommons gouverneur sur vous tous ; […] aussi écoutez-le, obéissez-lui et ne le contestez pas.» 6
Le Gouverneur est, en contrepartie, assujetti à la reddition des comptes : «Quiconque aura tiré un avantage de sa fonction, quiconque aura souvent menti dans son exercice, quiconque aura modifié un ordre officiel, quiconque se sera laissé corrompre pour rendre un jugement ou quiconque aura détourné un dirhem.»7
Le Sultan Yûsuf b. Tâshfîn a divisé Al Maghreb al Aqça en six grandes provinces: deux au nord, ayant come centre (1) Fès et (2) Salé, et deux au sud, (3) la première sur le versant atlantique du Maghreb, avec Marrakech pour centre, et (4) la dernière aux marges du désert autour de Sijilmâssa et du Drâa, (4) Sebta, contrôlant le détroit, avec juridiction sur le Rîf, et (6) Tlemcen, de l’embouchure de la Moulouya au massif de l’Ouarsenis. 8
En bâtissant un Empire à cheval sur l’Afrique et l’Europe, les Almoravides ont décelé la vocation naturelle du Sahara en tant que trait d’union entre nations et civilisations, comme l’a exprimé subtilement Fernand Braudel, «Le Sahara, cette autre Méditerranée».
«On circulait, du Nord au Sud, dans l’immense Empire. Comment du reste aurait-il pu en être autrement, puisque le Nord avait grand besoin de l’or du Sud. Il faut donc considérer comme un ensemble, du point de vue économique, la longue façade atlantique qui joignait des pays d’économies complémentaires.»9
3. Les Almohades, hiérarchisation de l’administration locale
Les Almohades ont mis en place une gestion administrative centralisée, hiérarchisée et paperassière au moyen d’un corps d’élites, «des professionnels chargés, d’une part, de transmettre les ordres du Souverain, les nominations de gouverneurs, juges et fonctionnaires provinciaux, d’autre part d’informer la Cour sur les plaintes provenant des régions.»10
Il s’agit de commis de l’Etat lauréats de l’école impériale fondée par le Calife Abd Al-Mu’min, «Des garçons étaient choisis alors qu’ils avaient six ans environ pour pouvoir apprendre rapidement. Leurs maîtres étaient les meilleurs kuttāb, fuqahā’ et poètes de tout le pays et ’Abd al-Mu’min lui-même s’occupait d’eux tous les vendredis.»11
Les Gouverneurs – Wālī et Amīl – sont nommés parmi les Princes almohades et les Ḥuffaẓ (les Gardiens) parmi les fils des Shaykhs, les compagnons d’Ibn Tûmart, alors que les Talaba (les Doctes) veillent sur la doctrine almohade, les Kuttâb (Secrétaires) sont chargés de la Chancellerie et les Mouhtassib des finances publiques.
Toutefois, le Calife almohade, qui garde en main la conduite des expéditions militaires et l’inspection du bon fonctionnement de l’administration provinciale, ne concède qu’une sous-délégation du pouvoir aux gouverneurs provinciaux.
Les Almohades ont généralisé, à l’échelle provinciale, la perception de l’impôt. C’est la première fois que l’ensemble du territoire du Maghreb est cadastré. En 554h/1159, toutes les terres du pays durent être arpentées, depuis la Tripolitaine jusqu’à Nūl (Lamta) ; après la déduction d’un tiers de la superficie correspondant grossièrement aux terres non-cultivables (incultes, montagnes, forêts, fleuves, lacs, voies et terres rocailleuses), le reste des terres fut soumis à un ḫarāğ dont le montant en nature et en espèces fut précisé pour chaque tribu.12
Le Maroc comprend six grands Gouvernorats : Marrakech, région de la plaine atlantique, du Tâdlâ et du Haut-Atlas et Tinmal (1ère capitale almohade), Fès, wilāyat al-Maġhrib, plaine de Sebou, Moyen Atlas ; Salé, Wilayat Al Gharb – Ribāṭ al-Fatḥ, Sebta, région du Détroit de Gibraltar ; Sijilmassa, Oued Drâa et le Sahara oriental ; Taroudant, Sous et de Sous Extrême (actuel Sahara marocain), Telemcen, Nedrouma et Moustghanem (Maghreb al-Awsat).
4. Les Mérinides : La composante hassanie, sentinelle du commerce caravanier transsaharien
Les Mérinides, des Amazighs Zénètes des steppes sahariennes, ont reconfiguré le maillage territorial de l’Empire sur deux piliers nouveaux les Medersas, plus d’une vingtaine, construites et les Métropoles, notamment Fès ‘Jdid (Fès), al-Binya (Algesiras) et al-Mansūra (Tlemcen).
Ils ont institutionnalisé, également, l’itinérance du pouvoir, en tant que levier de gestion des provinces lointaines et stratégiques, notamment les régions frontalières et sahariennes.
Les Bni Merin, qui pâturaient, à partir du XIIIe siècle, entre Moulouya et le Rif, poussèrent, leurs anciens compagnons, les tribus de Beni Hassan de Beni Ma’qil, qui nomadisaient non loin d’eux, à marcher vers le sud, l’au-delà de Oued Drâa (actuel Sahara marocain), où se dessine une nouvelle donne, en l’occurrence la déviation du commerce caravanier transsaharien vers le couloir occidental à travers l’axe Oued Drâa – Oued Noun – Oued Sakia Al-Hamra.13

Mohamed Kably relève que «Le Maghreb Al Aqça avait déjà acquis une orientation telle, au niveau de l’État, que nul système ne saurait s’y passer du grand commerce subsaharien.»14
La genèse de la société Hassanie au Sahara marocain, qui prévaut depuis, est née donc du brassage des tribus des Sanhaja, des Béni Hassan et du mouvement maraboutique mérinide ; le chercheur Antonio Frey le situe durant le règne du Sultan Abou el Hassan Al Merini (1331-1351).15
En effet, l’installation des tribus des Beni Hassan dans le sud du Maroc fut concomitant de l’établissement dans le bassin de Oued Sakia Al Hamra des Saints-Fondateurs des tribus sahariennes provenant du nord (Ouezane, Jbel Al Alam), notamment Sid Ahmed Boukanbour (Ouled Tidrarine), Sid Ahmed Ouhassoun (Yagout), Filala (descendants de Moulay Ali Cherif), Ouled Bou Sbaâ (Les sept martyrs des Bou Sabaâ), Sid Ahmed Laâroussi (Laâroussiyine) et Sid Ahmed Rgueibi (Rgueibat).
Le Maghrib Al Aqça mérinide comprend 16 provinces, réparties deux Royaumes -division administrative- : (1) Royaumes de Fès (Temesna, Cheouia, Tadla, Algerb, Fes, Rif, Garet (l’oriental), Sijilmassa, y compris Drâa et le Sahara oriental. (2) Royaume de Marrakech : et de Marrakech : Heskoura, Rhamna, Doukkala, Abda Chiadma, Haha, Sous, Noun (Sahara marocain).16
Références
1. Naciri Mohamed. L’aménagement de l’espace territorial au Maroc : lieux d’autonomie et centralisation état. Annuaire de l’Afrique du Nord. – Paris : CNRS-Editions. 1985
2. Abou Ubeid Al Bakri. Description de l’Afrique Septentrionale. Trd ; Mac Gukin de Slane. Imp Impériale, Paris. 1859
3 Bernard Lugan Histoire de l’Afrique du Nord. Des origines à nos jours p.50. Ed. Rocher.
4. Ángela Hernández. Territorio, historia e identidad: Sus El Aksa o Sáhara Occidental.
5. Buresi Pascal Administration territoriale d’al-Andalus aux époques almoravide et almohade (fin xi e – milieu xiii e siècle) p. 129-145 in François Géal Regards sur al-Andalus (viii e – xv e siècle)
6. Pascal Buresi Administration territoriale d’al-Andalus aux époques almoravide et almohade (fin xi e – milieu xiii e siècle) p. 129-145 in François Géal Regards sur al-Andalus (viii e – xv e siècle)
7. Idem
8. Pascal Buresi, Mehdi Ghouirgate. Le Maghreb XIe-XVe siècle. Armand Colin, pp.263, 2013
9. Ivan Hrbek et Jean Devisse. Les Almoravides. In Histoire générale de l’Afrique, III : L’Afrique du VIIe au XIe siècle ; 199
10. Pascal Buresi, Hicham El Aallaoui. Gouverner l’Empire. La nomination des fonctionnaires provinciaux dans l’Empire almohade (Maghreb, 1147-1269). : Édition, traduction et présentation de 77 taqdīm-s («nominations»). Casa de Velázquez, pp.568, 2013
11. Idem
12. Yassir Benhima Note sur l’Evolution de l’Iqṭaˁ au Maroc médiéval.
13. Kably Mohammed. Espace et pouvoir au «Maroc» à la fin du «Moyen Age». In: Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°48-49, 1988. Le monde musulman à l’épreuve de la frontière. pp. 26-37;
14. Antonio Frey, Mariano Sanz. Los orígenes del panorama tribal del Sahara occidental a través de la arqueología extensiva. Al-Ándalus – Magreb. 2015
15. Jean Léon African (Hassan el-Ouazzan). Description de l’Afrique. Tierce partie du monde. Tr. Charles Schefer. 1896
16. Domenech Lafuente. Algo sobre Río de Oro. Madrid. 1946Essadiki Abderrazzak. Les Rehāmna depuis leur installation au Sahara jusqu’à 1862. In: Antiquités africaines, 2001. pp. 131-138;