Chroniques

Chronique du psy: à l’ombre du climat, la fragilité mentale gagne du terrain

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

La chaleur agresse le corps, mais elle dérègle surtout le cerveau. Elle bouscule le sommeil, perturbe les rythmes hormonaux, désorganise la transmission neuronale. Ce n’est pas une théorie poétique, c’est un constat biologique.

Il y a des jours où l’air semble plus lourd que la peine. Où le silence des villes en été est traversé de bouffées de tension à peine contenues. Où les regards se font plus durs, les gestes plus brusques, l’irritabilité plus proche du seuil de l’explosion. On parle de canicule. On parle de dérèglement climatique. Mais on ne dit presque rien de ce qu’il fait à nos cerveaux.

Les températures montent, et avec elles, quelque chose d’invisible se fissure dans l’équilibre mental des êtres. Je ne parle pas ici de vague malaise ou de fatigue passagère. Je parle d’un glissement discret mais redoutable. Celui qui transforme la chaleur en détonateur. Celui qui fait de l’air brûlant un facteur de risque psychiatrique. Celui que je vois, chaque été un peu plus, dans mes consultations, mes urgences, mes appels nocturnes.
La chaleur agresse le corps, mais elle dérègle surtout le cerveau. Elle bouscule le sommeil, perturbe les rythmes hormonaux, désorganise la transmission neuronale. Ce n’est pas une théorie poétique, c’est un constat biologique. Lorsque les nuits ne rafraîchissent plus, que les bâtiments deviennent des fours, que le bruit s’ajoute à l’éblouissement, c’est le système nerveux tout entier qui s’emballe. Et chez les plus vulnérables — ceux dont l’équilibre tient déjà à un fil — l’emballement devient tempête.

On observe alors une explosion d’agitation, d’impulsivité, de désinhibition. Les patients bipolaires décompensent, souvent en phase maniaque, plus rapide, plus risquée. Les schizophrènes s’agitent, deviennent méfiants, délirants, voire dangereux pour eux-mêmes. Les troubles borderline deviennent plus instables, plus auto-agressifs. Et pendant ce temps, les médicaments — ces précieuses béquilles chimiques — aggravent parfois la situation : ils empêchent la thermorégulation, assèchent l’organisme, provoquent nausées, malaises, confusion. On soigne le mental, mais on épuise le corps.

En parallèle, une autre réalité s’impose. Celle que l’on ne consulte pas, que l’on ne diagnostique pas, mais que l’on vit. La montée des violences. Petites ou grandes. Une gifle de trop. Un mot qui dépasse. Une pulsion incontrôlable. La chaleur exacerbe les tensions sociales, communautaires, conjugales. Elle éteint les filtres, érode la patience, désinhibe la colère. Des études l’ont démontré : plus il fait chaud, plus la criminalité augmente. Pas dans un monde imaginaire, mais dans nos quartiers, nos rues.

Et puis, il y a cette angoisse sourde. Celle du futur. Celle de ceux qui regardent le ciel, non plus pour y lire l’espoir, mais pour y voir le compte à rebours. L’éco-anxiété n’est pas une invention de citadins inquiets. C’est une pathologie émergente. Elle touche les jeunes, de plus en plus. Ceux qui sentent que le monde qu’on leur laisse est abîmé, irréversible. Ceux qui ne voient plus comment construire une vie, un projet, un enfant, dans un monde qui s’effondre en silence. Il ne s’agit pas d’alarmisme, mais d’un profond sentiment de perte.

De lucidité douloureuse.
Ce dérèglement climatique, que certains croyaient lointain, abstrait, ou seulement environnemental, est en train de devenir une crise mentale. Sournoise, multifactorielle, silencieuse. Elle ne détruit pas en un instant, mais use, altère, déstructure. Elle s’infiltre dans les pensées, modifie les comportements, attaque les fragilités invisibles. Elle rend l’humain plus vulnérable, plus nerveux, plus solitaire aussi.
Je rêve d’une psychiatrie qui prenne en compte ces nouveaux paramètres. D’une clinique du climat, qui ne s’arrête pas au corps, mais aille jusqu’à l’âme. Il ne s’agit plus seulement d’adapter les traitements, mais de repenser nos villes, nos horaires, nos rythmes, nos rapports à la nature. Il ne s’agit plus seulement d’alerter, mais d’écouter autrement.

Les corps suffoquent. Mais les esprits, eux, crient en silence. Nous entrons dans une ère où la santé mentale est indissociable du sort de la planète. C’est un tournant. Un basculement. Une responsabilité. Car si nous ne faisons rien, la prochaine urgence psychiatrique ne viendra pas d’un traumatisme individuel. Elle viendra de l’atmosphère elle-même. Et ce jour-là, ce ne seront pas seulement les murs qui craqueront sous la chaleur. Ce seront les êtres.

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