Chroniques

La longue et profonde crise des penseurs marocains

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«La crise des intellectuels arabes» est une formule qui sonne très juste et fort à propos pour parler aujourd’hui, en 2022, de la dilapidation du trésor fabuleux de cette pensée marocaine née du terroir marocain, développée dans l’environnement créatif marocain, avec ses différentes ramifications et ses nombreuses mutations à la fois idéelles et éthiques

Abdelhak Najib | Écrivain-journaliste

Le titre d’un des livres du penseur Abdallah Laroui nous donne une bonne entrée en matière pour poser la question de la philosophie marocaine et de son héritage, entre oubli, marginalisation et désintérêt. «La crise des intellectuels arabes» est une formule qui sonne très juste et fort à propos pour parler aujourd’hui, en 2022, de la dilapidation du trésor fabuleux de cette pensée marocaine née du terroir marocain, développée dans l’environnement créatif marocain, avec ses différentes ramifications et ses nombreuses mutations à la fois idéelles et éthiques, bien entendu, loin de toute morale de quelque obédience qu’elle puisse être, religieuse, politique, dogmatique ou idéologique.

L’idée étant claire, comment dresser aujourd’hui une vision claire du paysage philosophique marocain, sans tomber dans les écueils habituels, dans l’autocongratulations, très chère à nombre de littérateurs marocains, complètement coupés des fondements mêmes de la pensée marocains, telle qu’elle a été édifiée par des philosophes et des penseurs tels que Mohamed Abed El Jabri, Mohamed Aziz Lahbabi, Abdallah Laroui, Abdelkébir Khatibi, Fatima Mernissi, Abderrahmane Taha, Haim Zafrani, Mohamed Sabila, Mehdi El Manjra, Hourya Benis Sinaceur, sans oublier les apports significatifs d’écrivains qui ont tendu vers la mise sur pied d’un univers particulier et très personnel, comme Mohamed Khair-Eddine, Mohamed Zefzaf, Mohamed Choukri, Driss Chraïbi ou encore des figures comme Edmond Amran El Maleh, Haim Zafrani, Ali Azayku, Zakya Daoud, Zakia Zouanat. Toutes ces figures qui ont marqué d’une manière ou d’une autre, la pensée marocaine, dans ces différentes influences.

Nous pouvons, sans conteste, ajouter à cette liste, certes non exhaustive, des noms comme Tayeb Seddiki, Abdesamad El Kanfaoui, Ahmed Sefrioui, Abdelkrim Ghallab, Ahmed El Bidaoui ou encore des artistes plasticiens comme Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui, Farid Belkahya, Mohamed Chebaa et d’autres noms, dans divers domaines, chacun dans son domaine, chacun à sa mesure, pour faire un tour d’horizon de cette culture philosophique, littéraire et artistique, qui a posé, il y a de cela plus d’un demi-siècle, à travers plusieurs décennies, les jalons d’un fond commun historique marocain, qui est aujourd’hui tombé en désuétude, devenant, par désintérêt et par manque de visibilité, à la fois suranné et presque oublié, sauf chez une certaine élite de dits «intellectuels», qui, pour certains, revisitent cette pensée multiple, pour mettre en exergue leurs travaux et leurs visions se donnant une caution morale historique pour légitimer certains écrits, qui, nous le savons, frôlent la surface sans jamais aller au fond du propos pour puiser une matière riche et puissante, à même de donner corps à une nouvelle pensée philosophique marocaine, qui est, certes, loin d’exister aujourd’hui.

Des «Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain», à «L’histoire du Maghreb» en passant par «La raison politique en islam», «Introduction à la critique de la raison arabe», «Le personnalisme musulman », «La personne en islam : liberté et témoignage», «La mémoire tatouée», «Maghreb pluriel», «L’interculturel, réflexion pluridisciplinaire» ou encore «La civilisation, ma mère !…» «Dafana Al Madi», «Le déterreur», «Une vie, un rêve, un peuple, toujours errants»…, que reste-t-il aujourd’hui de toute cette œuvre multiple, plurielle et ramifiée? En dehors de quelques cours dans les universités, en dehors de quelques émissions éparses dédiées à la mémoire vivante de ces penseurs, c’est le vide presque total qui sévit face à la richesse indéniable de cette philosophie marocaine, qui s’est incarnée dans le texte critique, dans l’essai philosophique, dans le récit romanesque, dans la poésie, sur la toile, en notes musicales, en forme bilingue, sans rejet idiomatique aucun, étant dans l’ouverture et le dialogue constant des cultures.

Cela nous fait penser à une phrase très significative de Mohamed Khair-Eddine dans «Il était une fois un vieux couple heureux» : «Mais la modernité est contre moi. Je ne suis qu’un vieux croulant, un vieux chnoque qui écrit sur un saint aussi méconnu que lui. En marche vers une disparition complète, après quoi ne resteront que les choses solides, bien actuelles : le béton, l’argent, la télévision, la vidéo, les grosses voitures, etc…» Saillie prémonitoire, s’il en est, par l’une des voix les plus audacieuses des lettres marocaines, qui nous renseigne ici sur la vacuité intellectuelle que traverse le Maroc depuis plusieurs années, entre commentaires hasardeux, pseudo-analyse, approximations, méconnaissance de son sujet, jugements arbitraires et intellectualisme vide de substance étant vide de formation, restant à la surface de tout ne creusant rien. Le tout mâtiné aujourd’hui par la formule facile, par le manque d’audace, par l’absence de style, par l’appauvrissement du lexique et une certaine forme d’ignorance diplômée. Ce qui nous fait penser à cette phrase de Abdelkébir Khatibi dans «La mémoire tatouée» : «Et la quête du savoir dans un car embrouillé dans les cailloux, ainsi se prolongeait le projet paternel dans la poussière des livres. J’aurais appris par clin d’œil, ficellement du corps, à lire dans un mort, et écrire pour les survivants de mon déracinement – ma génération -, rivé à un double langage».

Il est clair que dans un climat aussi superficiel, avec cette pléthore de commentaires et autres niveaux de lecture, pour la plupart nivelés par le bas, l’héritage de la philosophie marocaine demeure méconnu. Une majorité d’étudiants marocains qui fréquentent les universités marocaines, est incapable de parler de Abdallah Laroui ou de Taha Abderrahmane ou de Mohamed Sabila, à titre d’exemples. De très nombreux étudiants et «écrivains» marocains sont dans l’incapacité de citer le moindre titre de Edmond Amran El Maleh ou de Fatima Mernissi ou encore Mohamed Aziz Lahbabi. Ceci, évidemment, sans oser leur demander de nous citer le nom d’un philosophe comme Hegel, Kant, Heidegger ou Wittgenstein. Une inculture qui dérange profondément parce que l’on se demande à quoi peuvent se référer ces milliers d’étudiants dont une majorité passera à l’enseignement, après le diplôme.

C’est dans ce processus que l’on pourrait appeler le legs de l’ignorance que se perd le fond philosophique marocain, avec dans ses sillages le fond littéraire et artistique, à tous ses niveaux et à tous ses étages. Car, il nous semble aberrant d’avoir un DES en littérature sans avoir lu ses classiques, sans avoir appris par cœur les idées de tous ces penseurs marocains qui ont installé une certaine forme de philosophie marocaine, maghrébine et arabes, au-delà des limites géographiques nationales. Il est tout aussi aberrant de rencontrer des étudiants libanais, syriens et irakiens qui connaissent Mohamed Abed El Jabri, qui peuvent citer Abdallah Laroui alors que leurs collègues marocains en sont incapables. Impossible, dans cette configuration, de réaliser ce passage de relais qui garantit la postérité à de tels philosophes de la première heure, sachant que dans une grande majorité tous ces penseurs nous ont quittés depuis peu, à l’échelle de la déperdition de la connaissance avec le passage du temps, s’entend.

C’est dans une large mesure l’un des postulats de base de la pensée d’un Taha Abderrahmane, par exemple, qui rejette la primauté de la philosophie globale ou universelle, contestant la préséance du caractère mondial de la philosophie (kawniyyatu al-falsafa) en proposant la possibilité pour chaque Nation d’avoir sa propre philosophie, loin de toute hégémonie condescendante, comme il le précise dans son œuvre : «Le droit arabe à une philosophie propre» ou encore dans «Le droit musulman à une pensée propre».

Un droit qui devrait être également un devoir pour tous ceux qui osent se réclamer de la philosophie et des lettres, dans une société où l’inculture le dispute à la médiocrité tous azimuts, reléguant la quête du savoir et le cheminement vers la connaissance au cinquième plan comme étant la cinquième roue du carrosse pseudo-intellectuel à la marocaine.

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