Chroniques

La mort d’hippocrate

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

Médecine
La médecine n’a jamais été seulement la science de réparer des corps. Elle est née de la rencontre entre deux fragilités : celle qui souffre et celle qui tente de comprendre.

Un matin de brume, quelque part en Chine, on a coupé un ruban rouge devant un bâtiment flambant neuf. Les officiels souriaient, les flashes crépitaient, les écrans géants diffusaient en boucle des mots qui sentaient la révolution : «premier hôpital au monde entièrement opéré par l’intelligence artificielle». Derrière les vitres impeccables, quatorze silhouettes blanches attendaient. Elles n’avaient pas de mains calleuses ni de regards fatigués par des nuits passées au chevet des malades. Elles n’avaient pas d’odeur de café froid ni de blouse froissée par des gardes de trente heures. Elles n’avaient pas de cœur, au sens propre comme au figuré.

Ces quatorze médecins-robots, on nous dit qu’ils peuvent traiter plus de trois mille patients par jour. Trois mille histoires, trois mille douleurs, trois mille urgences absorbées, analysées, traitées. Ils ne dorment pas, ne bâillent pas, ne s’effondrent jamais. Ils ne doutent pas. Ils ne rentrent pas chez eux le soir avec le visage d’un patient encore accroché à la mémoire. Ils ne prennent pas le temps de relire un dossier à la lumière d’un détail qui les a troublés. Ils appliquent. Ils exécutent. Et nous, fascinés, nous applaudissons.

La médecine, nous dit-on, entre enfin dans l’ère de la perfection : plus d’erreurs humaines, plus d’humeurs changeantes, plus d’impatience face à un patient anxieux. Les algorithmes sont là pour nous sauver de nous-mêmes. Mais derrière la vitrine étincelante, quelque chose se tait. Une absence se glisse, imperceptible au début, comme un courant d’air dans une pièce fermée.

Car la médecine n’a jamais été seulement la science de réparer des corps. Elle est née de la rencontre entre deux fragilités : celle qui souffre et celle qui tente de comprendre. Entre les lignes des ordonnances, il y avait autrefois des gestes retenus, un silence habité, un regard qui s’attarde une seconde de trop, comme pour dire : je vois ce que vous traversez. Ces moments-là ne se mesuraient pas en statistiques, mais ils soignaient. Aujourd’hui, on nous promet l’objectivité absolue. L’IA ne juge pas, ne discrimine pas, ne se laisse pas attendrir. Mais elle ne s’attarde pas non plus. Elle ne s’assoit pas au bord d’un lit pour dire : «Racontez-moi». Elle n’entend pas la nuance dans la voix, ce tremblement minuscule qui signale que la douleur est ailleurs que dans la zone qu’on palpe. Elle ne sait pas que parfois, le vrai diagnostic se cache dans ce que le patient ne dit pas.

Bien sûr, on nous répond que tout cela est secondaire : l’essentiel est de guérir. Mais guérir, est-ce seulement corriger un dysfonctionnement ? Qu’advient-il de cette part invisible du soin — celle qui ne se prescrit pas, qui ne se code pas ? Un robot peut détecter une tumeur avec une précision supérieure à celle d’un radiologue ; mais peut-il comprendre ce que c’est que d’apprendre à vivre avec la peur qu’elle revienne ?
Dans les discours officiels, il est question d’efficacité, de réduction des coûts, de démocratisation de l’accès aux soins. Des mots impeccables, indiscutables. Qui oserait dire non ? Mais derrière l’enthousiasme, une inquiétude persiste : que se passe-t-il lorsque l’acte médical se réduit à un échange de données ? Lorsque le patient devient un ensemble de variables à optimiser ?

Il y a quelques décennies, on croyait que la technique allait libérer l’humain du travail pénible. Aujourd’hui, on rêve qu’elle nous libère de la fragilité humaine elle-même : la lenteur, l’oubli, le doute, la fatigue. Mais cette fragilité, c’est aussi ce qui fonde la relation de soin. C’est dans l’imperfection que se glisse parfois la compassion. Dans la pause imprévue que se loge l’écoute.
Les promoteurs de cette révolution médicale vous diront qu’on pourra toujours «garder un peu d’humain» — un sourire au moment d’accueillir le patient, une présence humaine pour expliquer les diagnostics. Comme si l’humanité était une option décorative, un supplément d’âme qu’on pourrait saupoudrer par-dessus la performance technologique. Mais le soin ne fonctionne pas par ajouts cosmétiques. Retirez la chaleur humaine, et il ne reste qu’un protocole. Il est tentant de croire que ce n’est qu’une étape, que ces robots ne remplaceront pas vraiment les médecins. Mais l’histoire du progrès a toujours suivi la même logique : ce qui commence comme un outil finit par devenir une norme.

Les caisses automatiques n’ont pas remplacé tous les caissiers, mais elles ont changé la manière dont nous concevons l’acte d’acheter. Les plateformes n’ont pas supprimé tous les libraires, mais elles ont transformé le rapport au livre. Un hôpital où la majorité des diagnostics sont posés par des algorithmes n’est plus le même hôpital.
On pourrait croire que tout cela est inévitable, que résister serait se condamner à l’obsolescence. Mais il y a une différence entre refuser le progrès et interroger ce qu’il efface. Ce n’est pas la première fois qu’Hippocrate est convoqué dans un débat ; son serment a été réécrit, adapté, modernisé. Mais il repose toujours sur la même idée : soigner ne se réduit pas à intervenir sur un corps. C’est aussi porter la responsabilité de l’autre, dans toute son opacité, sa complexité, son humanité.
Le danger, c’est que cette responsabilité se dissolve dans l’anonymat des lignes de code. Qu’un jour, nous ne demandions plus : «Qui a pris cette décision ?», mais seulement : «Quel est l’algorithme ?». Et qu’il n’y ait plus personne pour répondre autrement qu’en citant une formule. Peut-être qu’Hippocrate ne meurt pas ce jour-là. Peut-être qu’il se retire simplement, en silence, ne se reconnaissant plus dans cette médecine qui n’a plus besoin de serment, puisqu’elle n’a plus besoin de conscience. Mais le résultat est le même : un monde où l’acte médical n’est plus un acte de rencontre, mais un service parmi d’autres, calibré, standardisé, optimisé. La question n’est pas de savoir si ces robots seront meilleurs que les médecins. Techniquement, ils le seront sur bien des points. La question est : voulons-nous vivre dans un monde où la santé devient une prestation algorithmique ? Où le patient est un client, le symptôme une donnée, le traitement une exécution ? Et surtout, que perdons-nous en échange de ce gain d’efficacité ?

Le progrès nous a souvent promis qu’il nous rendrait plus libres. Mais il y a des libertés qui se gagnent au prix d’un appauvrissement invisible. Être soigné par un autre être humain, c’est aussi être reconnu dans ce qui nous échappe - nos peurs, nos contradictions, nos désirs de vie et nos désirs de mort. C’est être vu, pas seulement scanné. C’est être entendu, pas seulement interprété. On peut imaginer que dans quelques années, ces hôpitaux IA se multiplieront. On y entrera comme on entre dans une banque ou un aéroport : badge, interface, protocole. Les files d’attente auront disparu. Les erreurs médicales auront chuté. Les bilans seront plus rapides. Mais le patient qui sortira de là aura-t-il vraiment été soigné ? Ou simplement traité ?

Il est possible qu’un jour, la nostalgie d’un rendez-vous chez le médecin devienne un luxe, réservé à ceux qui peuvent se l’offrir. Que l’on paye cher pour avoir droit à une conversation, un regard, un temps d’écoute. Que l’on aille chez le médecin comme on va chez l’artisan, non pas pour la rapidité, mais pour la qualité d’un lien que la machine ne sait pas imiter.

Peut-être alors se souviendra-t-on de ce matin de brume en Chine comme du jour où la médecine a changé de nature. Non pas le jour où elle est devenue plus performante - car elle le deviendra sans doute -, mais le jour où elle a cessé d’être d’abord une affaire d’humains. Le jour où l’on a confondu soigner et optimiser. Le jour où, dans le vacarme des applaudissements, Hippocrate a quitté la scène sans qu’on s’en aperçoive.

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