Chroniques

L’avenir part en fumée

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

Mal-être  
«Lbouffa» n’est pas seulement une drogue, c’est un symptôme. Elle raconte l’histoire d’une société fracturée, où les lignes de faille traversent aussi bien les quartiers abandonnés que les amphithéâtres des grandes écoles.

La «Lbouffa», c’est du crack. Mais dans le langage de la rue, ce mot prend une dimension particulière. Scientifiquement, il s’agit d’une forme dérivée de la cocaïne, transformée par un procédé chimique rudimentaire: on mélange la poudre blanche avec du bicarbonate de soude et de l’eau, puis on chauffe. On obtient alors de petits cailloux jaunâtres que l’on fume dans une pipe artisanale. Contrairement à la cocaïne sniffée, dont les effets mettent quelques minutes à se faire sentir, «Lbouffa» agit presque instantanément: en dix secondes, la substance traverse les poumons, inonde le cerveau et provoque un shoot d’euphorie intense. Mais cette ivresse ne dure que quelques minutes. Et c’est là que réside son piège : il faut vite recommencer, encore et encore, jusqu’à ce que la vie entière soit aspirée par ce cycle infernal.

Derrière cette définition clinique se cache une réalité beaucoup plus dure. «Lbouffa» n’est pas seulement une drogue, c’est un symptôme. Elle raconte l’histoire d’une société fracturée, où les lignes de faille traversent aussi bien les quartiers abandonnés que les amphithéâtres des grandes écoles. Elle n’est pas cantonnée aux ruelles sombres ni aux squats délabrés : on la retrouve aussi derrière les murs impeccables des lycées prestigieux, dans les toilettes des facultés, ou dans les soirées étudiantes où la pression de réussir se mélange à l’envie d’évasion. Sa présence brouille les frontières, elle se faufile partout où le vide intérieur rencontre l’illusion d’un soulagement rapide.

Dans les quartiers populaires, «Lbouffa» est le refuge de ceux qui n’ont pas trouvé de place. Des adolescents déscolarisés qui traînent dans les ruelles, des jeunes adultes qui enchaînent petits boulots précaires, des familles qui n’ont plus de mots face à l’effondrement d’un frère, d’une sœur, d’un enfant. Dans ces espaces marqués par la pauvreté et l’abandon, la fumée est d’abord une anesthésie, une manière de suspendre le poids des humiliations quotidiennes. Mais la dépendance s’installe avec une violence implacable, transformant des vies entières en errances sans horizon.
L’image est toujours la même : un briquet, une petite boule qui crépite, un souffle retenu puis expiré en nuage gris. Tout se passe en quelques secondes. Le corps se détend, le regard se brouille, l’esprit s’évade. Pourtant, cette parenthèse de plaisir est trop courte, comme une promesse aussitôt trahie. Alors il faut recommencer, rallumer, reprendre. Ce cycle se répète jusqu’à ce que les jours se ressemblent tous, rythmés par l’attente de la prochaine bouffée. «Lbouffa» dévore lentement : la santé d’abord, puis les liens, puis la dignité.
Dans les cercles plus privilégiés, la logique est différente mais le piège est le même. Ici, «Lbouffa» s’invite comme un stimulant, un frisson recherché par des étudiants brillants mais épuisés par l’exigence, la compétition et la peur de l’échec. Derrière l’image policée des grandes écoles se cachent des soirs de solitude où l’on fume pour tenir, pour oublier la pression, pour se convaincre que tout est sous contrôle. Mais là aussi, le contrôle se fissure vite : ce qui commence comme une expérience ou un défi se transforme en engrenage, grignotant la confiance, les ambitions, et finissant par miner le mental de ceux qui semblaient promis à l’avenir le plus stable.

«Lbouffa» incarne ce paradoxe cruel : elle détruit dans les marges comme au cœur des institutions censées produire l’élite. Elle ne discrimine pas ; elle épouse les fragilités de chaque environnement. Dans les quartiers défavorisés, elle est le miroir d’un abandon collectif. Dans les milieux favorisés, elle est le révélateur d’une société qui écrase ses jeunes sous l’obsession de la performance. Dans les deux cas, elle dit la même chose : un mal-être profond, une quête désespérée d’air et d’oubli.
La scène d’un consommateur dans une ruelle est à la fois banale et insoutenable. Un jeune homme d’à peine vingt ans, capuche vissée sur la tête, allume sa pipe artisanale avec une gestuelle devenue mécanique. Ses mains tremblent. Il inspire longuement, retient sa respiration, puis expire avec un soupir de soulagement. À quelques mètres de là, une mère passe avec son enfant et détourne le regard. Personne ne dit rien. La scène est presque invisible, normalisée par la répétition. C’est ce silence collectif qui frappe : «Lbouffa» s’est installée dans le paysage, comme une fatalité.
Mais la même scène peut se jouer ailleurs, dans des toilettes propres d’un campus universitaire. Ici, deux étudiants se passent la pipe à tour de rôle avant de retourner en cours, sourire en coin, persuadés d’avoir trouvé une solution pour tenir face aux révisions, aux concours, à la pression des parents. Leur secret est bien gardé, car dans ces milieux, la honte est encore plus grande. La consommation est cachée, déguisée, dissimulée sous des airs de normalité. Mais les conséquences sont identiques : insomnie, anxiété, isolement, perte de repères. La spirale est universelle.
Ce n’est pas seulement une question de toxicomanie, c’est une question de santé publique, de justice sociale, et d’humanité. Car derrière chaque pipe allumée, il y a un visage, une histoire, une douleur qui n’a pas trouvé d’autre langage. Le consommateur devient le bouc émissaire d’un système qui préfère le pointer du doigt plutôt que de s’interroger sur ce qui, dans nos structures éducatives, sociales et économiques, alimente cette fuite vers l’anesthésie.
«Lbouffa» , comme toutes les drogues à fort potentiel addictif, exploite une faille biologique: la dopamine, ce neurotransmetteur du plaisir, qui inonde le cerveau après chaque prise. Mais ce plaisir est artificiel, démesuré, disproportionné par rapport aux petites joies de la vie quotidienne. Résultat : tout le reste paraît fade, inutile, dénué de sens. L’individu ne vit plus que pour reproduire cette sensation. Le produit devient une religion, un dieu exigeant qui réclame des sacrifices : argent, relations, santé, avenir.

Et pourtant, malgré l’ampleur du phénomène, les réponses restent trop souvent fragmentaires. Des arrestations spectaculaires pour rassurer l’opinion, quelques campagnes de prévention vite oubliées, des services de soin débordés qui colmatent l’urgence sans pouvoir travailler sur le long terme. Les familles, elles, oscillent entre colère et désespoir, entre le rejet et l’envie de sauver. Combien de mères pleurent en silence parce qu’elles ne reconnaissent plus leur enfant ? Combien de pères se sentent impuissants face à cette présence invisible qui s’est emparée de la maison ?
Pendant ce temps, une génération glisse dans le silence, partagée entre la honte et l’oubli. Les consommateurs se cachent, les proches se taisent, les institutions ferment les yeux. C’est une forme d’exil intérieur, une marginalisation qui ne se lit pas seulement dans les chiffres mais dans les regards vides croisés au coin d’une rue, dans les chuchotements étouffés des voisins, dans les rumeurs qui circulent à voix basse.

Mais «Lbouffa» n’est pas une fatalité. Là où des associations, des éducateurs de rue, des psychiatres et des familles s’accrochent, des brèches s’ouvrent. Dans certains quartiers, des espaces de parole permettent aux jeunes de dire ce qu’ils taisent depuis trop longtemps. Dans certaines universités, des étudiants brisent le tabou et parlent enfin de leur consommation, de leur épuisement, de leur solitude. Ces initiatives sont encore fragiles, minoritaires, mais elles prouvent qu’il est possible de reconstruire du lien, de redonner une place à ceux qui pensaient n’en avoir aucune.
Il faudrait cependant que ces efforts soient amplifiés, soutenus par une vraie volonté politique. Car ce qui manque, ce n’est pas la lucidité – tout le monde sait que «Lbouffa» existe – mais le courage d’affronter les causes profondes.

Tant que la pauvreté structurera le destin d’une partie de la jeunesse, tant que la réussite scolaire sera vécue comme une survie et non comme un épanouissement, tant que la société produira plus d’exclusion que d’inclusion, «Lbouffa» trouvera un terrain fertile. Elle prospère sur nos contradictions, sur nos hypocrisies, sur nos silences.
«Lbouffa» nous oblige à regarder autrement. Non pas comme un fléau extérieur qu’il suffirait d’éradiquer, mais comme un miroir qui renvoie nos propres contradictions : l’abandon des uns, l’oppression des autres, et un système qui fabrique de la dépendance en même temps qu’il en stigmatise les victimes. C’est peut-être là son pouvoir le plus dérangeant : elle force à voir ce que l’on refuse d’affronter.

La fumée qui s’élève de chaque pipe n’est pas seulement le signe d’une dépendance individuelle, elle est le symptôme d’un malaise collectif. Elle dit l’absence d’avenir, la fragilité des institutions, le désarroi des familles, la solitude des étudiants, le désespoir des jeunes adultes. Elle dit l’urgence d’une réponse qui ne se contente pas de punir ou de soigner, mais qui réinvente un projet commun.
«Lbouffa», au fond, n’est qu’une traduction chimique de nos échecs sociaux. Tant que nous continuerons à la voir comme une simple drogue, nous passerons à côté de l’essentiel : elle est une métaphore, un cri silencieux, une révolte étouffée dans la fumée. La regarder en face, c’est accepter de nous interroger sur ce que nous faisons de nos enfants, de nos jeunes, de notre avenir. Peut-être est-ce là le premier pas pour la vaincre.

Related Articles

Chroniques

Alger/Tunis, le grand malaise à venir

Equation La perspective d’un maintien de cette discorde régionale vivace s’est brusquement...

Chroniques

Quand le jeu brise les enfants

éducation numérique   La dangerosité de Roblox ne réside pas seulement dans...

Chroniques

Miroir, miroir… mon beau miroir

Mieux communiquer, mieux vivre…

Chroniques

Maroc : Bâtir l’avenir avec aplomb

Sagesse rare.  ce discours a été un moment fondateur. Il déclare que...

Lire votre journal

EDITO

Couverture

Nos supplément spéciaux

Articles les plus lus