Souffrance
Des chiffres qui coupent le souffle : en 2021, 38% des lycéens new-yorkais déclaraient s’être sentis si tristes ou désespérés au cours de l’année qu’ils avaient cessé de participer à leurs activités habituelles.
Ce n’est pas une nouvelle appli qui vient de tomber sur les smartphones des ados new-yorkais, mais une assignation en justice. Cette fois, la notification ne s’affiche pas sur TikTok, Instagram ou Snapchat, mais sur les écrans d’un tribunal fédéral : la ville de New York attaque frontalement les géants des réseaux sociaux, les accusant d’avoir sciemment transformé l’adolescence en champ d’expérimentation algorithmique.
Dans la plainte, la mairie, le département de la santé et celui de l’éducation ne mâchent pas leurs mots : TikTok, Instagram, Facebook, Snapchat et YouTube auraient « conçu, développé, promu et exploité » des plateformes addictives, pensées pour capter au maximum l’attention des enfants et des adolescents, au mépris de leur santé mentale. Ce ne sont plus seulement des espaces de partage, mais des produits industriels accusés de provoquer troubles anxieux, dépression, troubles alimentaires, conduites à risque, et jusqu’aux pensées suicidaires.
Derrière la rhétorique juridique, il y a des chiffres qui coupent le souffle. En 2021, 38% des lycéens new-yorkais déclaraient s’être sentis si tristes ou désespérés au cours de l’année qu’ils avaient cessé de participer à leurs activités habituelles. Presque un sur dix rapportait avoir tenté de se suicider. Ces courbes ne datent pas d’hier, mais elles s’envolent depuis la pandémie, alors même que le temps passé sur les écrans explose : 77% des lycéens passent au moins trois heures par jour devant un écran, hors travail scolaire.
Pour la ville, cette souffrance n’est pas une abstraction statistique : elle se mesure en consultations surchargées, en urgences psychiatriques, en dispositifs de soutien à bout de souffle. New York affirme dépenser plus de 100 millions de dollars par an dans des programmes de santé mentale pour les jeunes. Un budget colossal qui sert, en grande partie, à réparer les dégâts d’écosystèmes numériques que d’autres ont construits pour le profit.
Ce que la plainte raconte, en filigrane, c’est la bascule d’un imaginaire : le réseau social n’est plus ce «village global» un peu naïf des années 2000, mais un environnement manufacturé, optimisé pour l’addiction. Le «scroll infini» qui ne s’arrête jamais, les notifications qui vibrent comme des micro-chocs électriques, les contenus calibrés pour susciter indignation, jalousie ou fascination : tout cela n’est pas un accident de parcours, mais le cœur du modèle économique. La matière première, c’est le temps de cerveau des plus jeunes ; le produit dérivé, ce sont les données qui nourrissent la machine publicitaire.
Jusqu’ici, les plateformes se réfugiaient derrière un discours bien rodé : elles ne seraient que des intermédiaires neutres, de simples tuyaux par lesquels transitent des contenus produits par les utilisateurs. New York répond que non : quand on conçoit délibérément un système qui stimule les circuits de récompense du cerveau, qui encourage la comparaison permanente et qui expose des adolescents fragiles à des contenus de plus en plus extrêmes, on n’est plus un «hébergeur», on est un fabricant. Et si le produit est dangereux, la responsabilité du fabricant peut être engagée.
La ville va plus loin : elle accuse les réseaux de créer une «nuisance publique», au même titre qu’un industriel qui polluerait une rivière ou un laboratoire qui inonderait le marché d’opioïdes. L’idée est claire : les coûts humains et financiers de cette crise ne doivent plus être supportés seulement par les familles, les écoles et les hôpitaux, mais par ceux qui en tirent les bénéfices. New York ne se lance pas seule dans cette bataille : plus de 2.000 actions similaires sont déjà regroupées dans un vaste contentieux fédéral contre les géants des réseaux sociaux, où se mêlent plaintes de familles endeuillées, de victimes de troubles alimentaires, de districts scolaires et d’États.
On pourrait se dire : encore un procès américain, très loin de nous. Ce serait une erreur de lecture. Ce qui se joue là-bas nous concerne déjà. La scène est universelle : un enfant enfermé dans sa chambre, écran collé au visage, plongé dans un flux sans fin de vidéos qui encensent des corps impossibles, des vies parfaites, des défis dangereux. De l’autre côté de la porte, un parent épuisé, partagé entre la culpabilité de confisquer le téléphone et l’angoisse de le laisser faire. Le conflit n’oppose pas seulement «les jeunes» aux «adultes», mais des cerveaux en construction à une industrie qui connaît leurs vulnérabilités mieux qu’eux-mêmes.
Il y a, dans cette affaire, quelque chose de profondément contemporain : des pouvoirs publics qui tentent de rattraper une révolution technologique qui les a dépassés. Les lois sur la protection de l’enfance en ligne datent, pour certaines, d’un Internet à modem 56k, quand les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Pendant ce temps, les plateformes ont affiné des architectures entières pour maintenir les adolescents dans un «flow» permanent, un état de semi-transe où le temps se dissout. Comment réguler un produit dont la puissance vient précisément de la personnalisation, de l’opacité et de la vitesse?
Ce procès ouvre deux fronts. Le premier est juridique : si les réseaux sociaux sont reconnus responsables de cette «crise de santé mentale des jeunes», ils devront peut-être revoir en profondeur la conception de leurs produits. Limiter le scroll infini, réduire les notifications, interdire certaines formes de ciblage : ce ne serait plus seulement des recommandations éthiques ou des chartes de bonne conduite, mais des obligations. Le second est culturel : il s’agit de questionner la place que nous avons laissée à ces plateformes dans l’éducation sentimentale, sociale et politique des adolescents.
Pour nous, au Maroc et ailleurs, la question n’est pas de savoir si New York a raison «contre» TikTok ou Instagram. La vraie question est : voulons-nous continuer à déléguer à des algorithmes californiens le soin d’organiser l’imaginaire et la vie intérieure de nos enfants ? Quand un collégien connaît par cœur les créateurs de contenu santé mentale sur TikTok mais n’a jamais rencontré un psychologue scolaire, quand une lycéenne parle à son «For You Page» plus qu’à ses parents, il ne s’agit plus de simple divertissement, mais d’un déplacement massif de l’autorité symbolique.
Rien n’interdit aux réseaux sociaux d’être des espaces de créativité, de soutien, d’information. Ils le sont aussi. Mais la plainte new-yorkaise met le doigt sur un point que l’on préfère souvent esquiver: tant que le modèle dominant sera de maximiser le temps passé en ligne et l’extraction de données, l’intérêt économique des plateformes restera objectivement en tension avec l’intérêt psychique des jeunes. On ne peut pas demander à un modèle fondé sur l’addiction douce de devenir, miraculeusement, un outil de tempérance.
Peut-être que ce procès n’aboutira pas à un grand soir réglementaire. Les géants du numérique ont des armées d’avocats, des budgets colossaux, des arguments rodés sur la liberté d’expression et l’innovation. Mais le geste est déjà politique : une grande ville dit publiquement que la détresse des adolescents n’est plus un dommage collatéral acceptable du business de l’attention. Que cette phrase soit désormais écrite noir sur blanc dans une plainte, et non seulement dans des tribunes d’experts ou des rapports de santé publique, change quelque chose.
Reste une vérité inconfortable : même si les plateformes perdaient, les adolescents ne cesseront pas d’exister dans le numérique. Le combat judiciaire ne remplacera jamais le travail lent, patient, des parents, des enseignants, des soignants pour reconstruire des repères, apprendre la distance critique, réhabiliter l’ennui, le silence, la conversation. Mais il peut, au moins, envoyer un signal : l’époque où l’on laissait les géants des réseaux sociaux redéfinir seuls ce qu’est grandir au XXIème siècle touche peut-être à sa fin. Et si l’histoire de cette génération devait commencer quelque part, il n’est pas si absurde qu’elle s’écrive aussi dans un tribunal.













