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Gilles Kepel : Passée l euphorie de la révolution, les prises de positions sont beaucoup plus tempérées

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ALM : Dans «Passion arabe», vous évoquez les grands enjeux que représente la prise de pouvoir par les partis islamistes. Qu’en est-il des défis auxquels ces islamistes devraient faire face?

Gilles Kepel : Au Maroc, le parti islamiste, le PJD, est au gouvernement mais il a été coopté. D’une certaine manière il est confronté aujourd’hui à des problèmes qui ne sont pas sans rappeler ceux existant en Egypte ou en Tunisie où les islamistes au pouvoir doivent faire face à la réalité du gouvernement et sont pris entre les enjeux du réalisme politique et leur propre idéologie.

Justement, ne devrait-on pas craindre que cette situation nous mène à un scénario à la tunisienne où les islamistes accaparent le pouvoir avec force?

C’est un peu tout l’enjeu de la politique. Les partis islamistes quand ils sont dans une structure de pouvoir, leurs forces devraient être contrôlées par l’intérieur. C’est ce que fait un peu l’AKP, parti au pouvoir en Turquie, sur lequel le PJD a copié son nom d’ailleurs. De toutes les coalitions gouvernementales en Turquie depuis 1970, ce parti n’a jamais eu de pouvoirs réels mais qui, au fur et à mesure, a placé ses hommes partout. Ce parti est bien évidemment au pouvoir aujourd’hui, mais il est dans l’obligation de composer avec les autres forces de société qui ne sont pas nécessairement dans sa même lignée d’idées. Toute la dialectique politique est là. Est-ce que le PJD s’effacera en présence d’autres puissances ou réussira-t-il réellement à pénétrer le pouvoir? Il s’agit ici d’un jeu normal de la politique et c’est un peu ce qui s’est passé avec l’USFP à la fin du règne de Feu Hassan II.

Ne pensez-vous pas que ces partis en question (les partis islamistes, ndlr), ont d’abord instrumentalisé la cause sociale et la représentativité religieuse pour accéder au pouvoir pour ensuite décevoir?

On ne peut plus parler de partis islamistes de manière unifiée. L’un des effets de la révolution arabe est justement la division de plus en plus profonde de ces partis. Autrefois leur devise était «l’Islam c’est la solution». Aujourd’hui, est-ce que c’est l’Islam des salafistes qui est la solution, celui d’Al Adl wal Ihsan ou encore celui des frères musulmans? Les visions de chaque entité sont différentes. A l’intérieur de cette même mouvance islamiste, les divisions sont fortes non seulement entre djihadistes et électoralistes mais également entre les jeunes et les vieux, etc. En Egypte à titre d’exemple, les salafistes qui ne voulaient pas au départ entrer dans le jeu politique l’ont fait à partir de juillet 2011 probablement sur inspiration saoudienne qui ne voulait pas laisser aux frères musulmans alliés au Qatar l’hégémonie sur le champ politique. Donc, les salafistes ont pris partie au jeu pour disputer aux frères musulmans le contrôle. Ce qu’il faut savoir également c’est que ces salafistes eux-mêmes vivent une non-homogénéité flagrante, ils s’excommunient et se font le «takfir» mutuellement..

La région du Maghreb connaît-elle ces mêmes jeux?

Oui. On le voit par exemple en Tunisie où, comme les réformes sociales ne se font pas, ce sont les salafistes qui en bénéficient en une certaine manière. Toutefois, ils sont eux-mêmes divisés entre djihadistes comme «Ansar al Charia» et d’autres que Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahda, au pouvoir en Tunisie, voudrait pousser à participer dans des partis politiques institutionnels comme il a été le cas en Egypte. Je pense qu’il y a ce même genre de débat ici au Maroc où l’on assiste à l’émergence de personnes tel Mohamed Fizazi dont la libération de prison a coïncidé avec l’arrivée du PJD au pouvoir. Ce personnage est, le moins qu’on puisse dire, un salafiste très ambigu, c’est un salafiste de plateaux télévisés qu’on mettait sur Al-Jazeera pour gagner des batailles contre les courants laïcs.

Que faut-il faire pour rééquilibrer le paysage politique marocain?

C’est l’enjeu de l’évolution de la mouvance islamiste. Est-ce que ce sont les forces qui poussent à sa démocratisation où au contraire c’est la logique d’idéologies des appareils qui va l’emporter. J’ai appris qu’un récent sondage a révélé que 83% des Marocains seraient pour l’application de la Charia. Tout dépend de ce que veut dire «application de la Charia». On peut être pour l’application de la Charia et voter pour l’USFP par exemple si l’on trouve que ce sont eux qui répondent aux attentes des électeurs musulmans en matière de justice ou autres.

Ceci étant, un phénomène comme celui de la séparation de la religion et de la politique n’est pas intériorisé…

Aujourd’hui, l’élément le plus important pour un pays comme le Maroc, du point de vue politique, c’est de savoir ce que vont donner les islamistes soumis à l’épreuve du pouvoir. Il me semble que c’est beaucoup plus compliqué aujourd’hui pour Al Adl Wal Ihsan d’être audible quand on a le PJD au pouvoir.

Bien qu’ils soient plus audibles, certains trouvent qu’ils ont déçu. Quelle lecture en faites-vous?

C’est le propre de tous les pouvoirs. François Hollande n’est pas islamiste, il a fait beaucoup de promesses et son lectorat s’interroge. Dans quelle mesure la cohérence et la pureté idéologique d’un parti soumis aux contingences du pouvoir lui permettent de rester tel qu’il était en son essence? C’est là que tout se joue. L’expérience marocaine est particulière en ce sens, elle s’inscrit dans un mouvement réformiste. C’est intéressant pour les Marocains d’observer ce qui se passe dans les autres pays arabes. En 2011, beaucoup de gens se disaient heureux de voir la révolution prendre du terrain, aujourd’hui en 2013, ces prises de positions sont beaucoup plus tempérées.

Aucune révolution ne se passe de manière indolore…

C’est pour cela que j’ai appelé mon dernier livre «Passion arabe». Passion a beaucoup de sens, ce terme fait référence également à la douleur (passion christique, ndlr). En France, beaucoup sont fiers de la révolution française, deux siècles après. Si l’on vivait dans la terreur, ce serait différent. Les révolutions sont les plus dévoreuses de leurs enfants, ceux qui entrent dans le processus révolutionnaire sont rarement ceux qui en sortent. C’est tout comme vous dites chez vous, «on ne sort pas du Hammam comme on y est entré» (Rires).

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