Actualité

Patrimoine immatériel : l’expertise démarre

© D.R

Vendredi 1er août les membres du bureau du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont tenu une première séance de travail pour entamer la réflexion sur la grande thématique du capital immatériel inaugurée par le Souverain dans son dernier discours du Trône.

Et c’est à très juste titre que SM le Roi Mohammed VI a inauguré cette démarche dans la mesure où la viabilité du modèle marocain est tributaire de sa durabilité et donc de sa solidité. Et qui dit solidité, dit forcément fondements et socle social et sociétal. Des notions qui, comme l’a si bien démontré le Souverain dans son dernier discours, renvoient inévitablement vers des dimensions, certes difficilement quantifiables, mais centrales, notamment deux: la répartition équitable des fruits du développement et la richesse globale d’un pays dont fait partie justement le capital immatériel.

C’est dans ce sens que la réflexion lancée par le Souverain revêt toute son importance. Car si aujourd’hui une grandeur macroéconomique comme le PIB ou le PIB par tête d’habitant, par exemple, place le Maroc dans la catégorie des pays dits à revenus intermédiaires, il est évident que notre pays a bien plus d’atouts qui lui permettent de se positionner parmi les «économies émergentes» et «puissances nouvelles» (voir encadré ).

En même temps, il ne s’agit pas uniquement d’une relation à sens unique. Les «atouts immatériels» du Maroc interagissent en fait avec toute la sphère de l’économie réelle. Ils sont en même temps une résultante et un facteur du développement. Et c’est précisément là que réside tout l’intérêt, et aussi la difficulté, à approcher de manière scientifique et chiffrée la notion de patrimoine immatériel.

Quelques questions concrètes pour mieux illustrer la problématique. Une route peut être valorisée physiquement à travers l’investissement financier qu’a nécessité sa construction. On peut également calculer et quantifier, même approximativement, ses effets induits à travers, d’abord, les revenus futurs qu’elle procurera directement, mais aussi à travers les flux physiques de marchandises et de biens, l’amélioration des revenus qu’elle apportera aux agents économiques qu’ils soient des administrations, des entreprises privées ou des ménages. Mais les effets induits d’une telle infrastructure ne s’arrêtent pas là. Comment mesurer, en effet, les retombées d’une telle route en termes de désenclavement des régions et des populations, donc d’amélioration des conditions de vie, de facilitations d’accès de ces mêmes populations à d’autres services publics comme la santé, l’école, la formation… ?

Le raisonnement est plus complexe quand on sait que cette amélioration des conditions de vie des populations contribue directement à la productivité mais aussi, de manière moins directe, à la quiétude et à la stabilité du pays qui, à leur tour, se reflètent sur l’image du Maroc et donc forcément sur son attractivité auprès des partenaires et investisseurs étrangers… Il s’agit visiblement d’une boucle.

Et comme l’a si bien précisé SM le Roi dans son dernier discours, il est aujourd’hui primordial de conceptualiser, modéliser et quantifier ces interactions pour des politiques publiques plus pertinentes avec plus d’impact et une répartition équitable du développement et de ses fruits. Aux côtés du CESE, Bank Al-Maghrib a été, elle aussi, invitée à apporter tout son savoir-faire pour apporter les réponses et faire aboutir cette réflexion qui ne sera probablement pas de tout repos. Le gouverneur de BAM, Abdellatif Jouahri, en est conscient. «Parler dès maintenant d’une méthodologie est trop prématuré, confie-t-il, car nous n’en sommes qu’au tout début de la réflexion».

Une réflexion qui devra probablement s’inspirer de ce qui se fait ailleurs même si, comme l’explique M. Jouahri, «le concept de patrimoine immatériel, connu également sous le terme Goodwill, est beaucoup plus développé pour ses applications à la microéconomie et aux entreprises et très peu aux Etats ou pays». Pour autant, signale-t-il, «il existe aujourd’hui quelques initiatives intéressantes dont la plus connue est celle développée par la Banque mondiale». Par quoi va-t-on commencer alors ?

Pour le gouverneur de Bank Al-Maghrib, «Il s’agira d’abord de regarder de plus près tout ce qui a été fait dans le monde à ce sujet, notamment par les experts de la Banque mondiale, d’étudier les différentes méthodologies et de voir dans quelles mesures elles sont applicables au Maroc». M. Jouahri estime, à ce titre, qu’il «faudra forcément se diriger vers une méthodologie et un modèle personnalisés car, dit-il, les spécificités des pays font qu’on ne peut pas leur appliquer tous et exactement un même modèle».

Sur un plan purement scientifique, produire un modèle pour le calcul du patrimoine et de la richesse immatériels du Maroc présente donc visiblement un exercice exaltant d’autant plus que, comme le fait remarquer le gouverneur de Bank Al-Maghrib, «le Maroc aura le mérite d’être un des rares pays, si ce n’est le premier, à adopter une telle démarche». Et c’est probablement conscient de l’ampleur et de l’importance du chantier que le président du CESE, Nizar Baraka, n’a pas attendu longtemps pour mettre en branle la machine.

Au terme de la réunion du vendredi 1e août, le CESE a annoncé d’ores et déjà la mise sur pied d’un comité scientifique chargé de l’encadrement et du suivi de l’étude. Pour la réalisation de cette dernière, le «Conseil a mobilisé ses membres à travers ses commissions permanentes, chacune selon ses compétences» pour «présenter un diagnostic de l’évolution du capital immatériel et formuler des recommandations pratiques». Vaste chantier… 

Si la notion de Goodwill existe depuis très longtemps pour mesurer le patrimoine immatériel des entreprises, ce n’est que depuis le milieu de la décennie 2000-2010 que les analystes à travers le monde ont commencé à s’intéresser à la notion de richesse globale et de patrimoine immatériel des pays et des Etats.

Banque mondiale

Incontestablement, le modèle le plus en vue à ce jour est celui développé par la Banque mondiale et qui a abouti à la publication, en 2006, d’un rapport intitulé «Where is the wealth of nations» et auquel a fait référence le discours royal du 30 juillet 2014. L’approche de la BM repose essentiellement sur la répartition de la richesse globale d’une nation en trois catégories: les richesses produites, les richesses naturelles et, enfin, celles dites intangibles. Dans le modèle de la BM, le patrimoine immatériel d’un pays est déterminé par déduction entre la richesse globale calculée par la méthode dite de la valeur actuelle nette (net present value) de tous les stocks et les deux grandeurs connues que sont la richesse produite (équipements, machines, infrastructures, constructions…) et la valorisation des ressources naturelles.

Ernst&Young

D’autres initiatives ont également été réalisées à travers le monde. On peut citer, à ce titre, les travaux conjoint, d’Ernst&Young et HEC Paris sous le thème «Nation Goodwill Observer» rendus publics en 2012 . Le modèle, selon ses concepteurs, a été appliqué aux 26 économies au monde jugées les plus importantes dont le Maroc. Les 26 économies ont été classées à travers une grille de plusieurs critères dont l’image instantanée, la stabilité, la performance économique, la créativité, l’innovation, la propension à profiter de la mondialisation… Dans ce modèle, le Maroc a été classé dans la catégorie dite des « puissances nouvelles».
 

OCDE

Enfin, l’OCDE, elle aussi, s’est penchée également sur la question depuis 2004. Les travaux des commissions d’experts ont abouti à la publication, en 2006, d’un premier rapport sur la valorisation des actifs immatériels des Etats et leur rôle dans la création de valeur. C’est, entre autres, à partir des conclusions de ces travaux que certains pays européens ont commencé à prendre en considération la notion de goodwill dans leur comptabilité nationale. En France, par exemple, le ministère des finances a carrément créé une agence dédiée au patrimoine immatériel de l’Etat (APIE).