Le coeur, par cet amour, devient l’oeil grâce auquel le Moi contemple l’Un et devient Un, et la pensée n’est plus qu’une lumière éclairant la vision intérieure. Chez le mystique, la religion de l’amour produit une sorte d’ivresse semblable à une conscience universelle, grâce à laquelle il connaît l’illumination ; vivant à un niveau supérieur de l’existence, le mystique entrevoit une autre forme de communité humaine, une société d’un autre type. Un état indescriptible d’ivresse morale, d’élévation et de joie se marie à l’instinct vital de continuité et d’éternité. C’est pourquoi Ibn Arabî dit du mysticisme qu’il est proprement « la religion de l’amour». En tant que tel, il implique une transformation radicale de la notion d’identité. Selon l’énonce, culturel dominant dans la société arabo-musulmane, l’identité est un concept hermétique. L’Autre n’existe que dans la mesure où il est invité à abandonner sa propre identité et à venir se fondre dans le Moi ; il n’y a pas d’autre choix que l’assimilation ou le rejet. Une telle attitude transforme bien évidemment l’univers en un amoncellement de rejets. À l’échelle humaine, elle crée une fausse universalité faite de maîtres et d’esclaves, une dialectique entre répudiations et répudiées ; à l’échelle historique, une universalité factice autorisant l’exploitation techniciste et la société de consommation ; à l’échelle culturelle enfin, une universalité uniforme excluant de sa sphère la liberté et la créativité.
Si nous voulons vraiment nous élancer vers l’univers, il est indispensable de commencer par rejeter cette conception de l’identité. Rien n’éclaire mieux la portée d’un tel rejet que l’expérience mystique.
Selon cette expérience en effet, l’identité n’est pas le fait d’être figé en soi mais au contraire une perpétuelle éclosion ; le Moi y est conçu comme mouvement incessant vers l’Autre, et pour qu’il atteigne l’Autre, il lui faut se dépasser. Le Moi ne peut voyager vers la profondeur de sa propre existence profonde de l’Autre. Il ne trouve sa parfaite présence que dans la mesure où il voyage vers l’existence profonde de l’Autre. Il ne trouve sa parfaite présence que dans l’Autre ; le Moi est, paradoxalement, non-Moi.
Vue sous cet angle, l’identité est comme l’amour : elle est création continue. Reste à chercher par quelles voies la création continue de l’identité débouche sur la création poétique, sur la quête du secret de l’univers.
L’expérience mystique nous enseigne que, lorsque le Moi exprime la vérité ou ce qu’il croit être la vérité, il n’épuise aucunement celle-ci, il ne la dit pas à proprement parler ; il ne fait que la signaler ou la symboliser.
C’est peut-être un tel constat qui l’a poussé à pratiquer les extrêmes, à tenter de transformer le corps en un flux dynamique, à neutraliser l’action des sens et de la raison afin d’atteindre plus sûrement l’inconnu infini. Rimbaud et les surréalistes après lui s’engageront eux aussi dans cette voie. Le corps se transforme ainsi en une entité d’extase et d’illumination, la matière devient transparente et les obstacles s’effacent entre l’homme et l’inconnu (ce que Rimbaud nomme « la vraie vie absente »). Le Moi et l’Autre apparaissent, dans une telle expérience, comme la métaphore l’un de l’autre.
Devenant l’Autre, le Moi qui parle n’est plus le Moi individuel mais le Moi macrocosmique, universel, qui réside en lui. Nulle subjectivité n’entre plus en jeu dans l’acte créateur : le Moi est lui-même objet, en tant qu’Autre et en tant qu’univers, ou en tant que « microcosme contenant le macrocosme ».
Nommer, écrire à l’échelle de l’univers, c’est pénétrer dans son secret, c’est rechercher l’essentiel, le lumineux, embrasser le plus près dans le plus lointain, étreindre ce que j’appellerai « l’invisible immanent»: le macrocosme, dans sa relation dialectique avec le microcosme. Et ce monde n’est pas une abstraction. Il n’est pas le produit d’une rupture avec le monde réel. Il existe ici et maintenant, et il s’incarne dans cette créature que Pascal nommait « le roseau pensant » : l’homme.
En lui, l’universel commun devient le plus particulier vécu dans toute sa plénitude. L’univers, vu ainsi, est la voûte où s’entrelacent les singularités de la création. Extrait de la Prière et l’Épée (pp.229 à 248).
Je porte mon abîme et je marche. J’anéantis les chemins qui s’achèvent, j’ouvre les chemins longs comme l’air, comme la poussière, créant de mes pas des ennemis, des ennemis à ma mesure.
L’abîme est mon oreiller, les ruines sont mes intercesseurs.
En vérité, je suis la mort.
Les oraisons funèbres sont mes formules. J’efface et j’attends qui m’effacera. Aucune déviation dans ma fumée et dans mes sortilèges. Ainsi je vis dans la mémoire de l’air.
Je découvre à notre époque une cadence et un timbre (époque qui s’effrite comme le sable et se soude comme le métal, époque de nuages nommés troupeaux, de plaques de tôle nommés cerveaux, époque de soumission et de mirages, de marionnette et d’épouvantails, époque de l’instant glouton, époque d’une chute sans fond).
• «Adonis le visionnaire»,
Michel Camus, Edition du Rocher,
14,94 euros