Un guerrab, surgi hors de l’oubli, distribue de l’eau aux enfants en cet après-midi ensoleillé de Ramadan. Pourquoi les porteurs d’eau n’auraient-ils pas droit de cité pendant le mois sacré ? Bien entendu, l’outre est vide depuis un bon moment, cela fait deux ou trois heures que les enfants l’ont asséchée. Mais Mhammed Laghmati, guerrab blanchi sous le harnais, ne renonce pas pour autant à sa tournée.
Au feu du boulevard Lamartine, à Casablanca, il fait une halte.
De nombreux automobilistes, des camionneurs, des chauffeurs de taxi, se sont déjà montrés généreux. Mhammed n’aura pas perdu sa journée. Pendant le mois de Ramadan, il faut bien compenser l’énorme manque à gagner. Alors il compte sur le capital sympathie emmagasiné durant l’année le long de ses circuits de tournées et surtout sur le réflexe de solidarité avec tous ceux qui s’efforcent de perpétuer les traditions : le Maroc sans porteur d’eau ? Hors de question !
Mhammed n’est pas tout à fait tranquille pour autant. Il ne voudrait pas qu’un agent vienne lui reprocher de perturber la circulation. C’est qu’il n’a que cela, son modeste revenu de guerrab, pour entretenir ses sept enfants : trois filles et quatre garçons, dont deux jumeaux, précise-t-il, fièrement. On comprend mieux l’enjeu de sa tournée de distribution d’eau aux enfants, et ses haltes successives à des endroits stratégiques, n’en déplaise à ceux qui trouvent qu’il y a bien assez de mendiants. Car lui, voyez-vous, il ne mendie pas. Il résiste à la mondialisation des cultures et à l’uniformisation…
Natif de Sidi Bennour, Mhammed Laghmarti a 46 ans. De fil en aiguille, pour peu que vous ayez le sens de la conversation, il finira par vous confier qu’en vérité, il n’a pas toujours été guerrab. Lui son métier c’est la ferraille. Les épaves de voitures en particulier. Là où vous ne voyez que de la vieille tôle rouillée et des accessoires hors d’usage, lui voit une mine d’or en pièces détachées, en matériaux susceptibles d’être recyclés, bref en chiffre d’affaires surmultiplié.
Seulement voilà, un jour le cours de sa vie a mal tourné.
Mais comment aurait-il pu se douter que ce projet d’aller faire du commerce en Algérie s’achèverait ainsi ? C’était il y a une quinzaine d’années, il estimait s’être fait suffisamment la main dans le tout petit commerce, il était temps pour lui de changer d’échelle. Son passeport en poche, il franchit la frontière et le voilà marchand en Algérie. Trois mois plus tard, il est arrêté, son argent lui est confisqué et il est renvoyé dans son pays encore plus pauvre qu’il en était venu. De retour à Sidi Bennour, ruiné et découragé, il finit par admettre que le commerce, pour lui, c’est terminé : «Sans capital de départ, ça n’est même pas la peine de rêver…»
Heureusement, il y a les ressources du patrimoine, l’utilité incontestable des porteurs d’eau et l’hospitalité de la confrérie, qui l’a généreusement accueilli en son sein.
Mhammed reprend sa tournée, comme soulagé de s’être ainsi confié. Avec l’espoir que quelque chose de décisif se déclenchera dans sa vie une fois que son histoire sera connue. Qui sait ?