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Le Maroc de Lyautey à Mohammed V (10)

Mais l’expérience commune des Européens est traduite par les écrivains, qui se succèdent de Loti et Chevrillon aux frères Tharaud, dont la dissection quasi clinique des moeurs amoureuses de la haute bourgeoisie exaspère, non sans raison, les jeunes Marocains. La médina est pour eux tantôt le conservatoire de la civilisation arabe du temps des Mille et une nuits, tantôt une ville déchue croulant sous le poids de son passé: "cœur muré de l’Islam", écrit Loti qui étouffe à Fès, comme s’il était pris dans le suaire d’une religion-civilisation délétère. Pour nombre de Français influencés par cette littérature de touristes reconnaissants, Fès reste une ville labyrinthe dont ils ne trouvent pas le fil conducteur. Ils lui opposent volontiers Marrakech, cité berbéro-africaine soufflant au visage de l’étranger cette bouffée de sensualité qu’exhalent l’Aguedal, le palais de la Menara et les lieux consacrés par le tourisme standardisé à destination des "caravanes" de Cook et Cookesses pressés.
Fès conserve la réputation d’une ville hermétique, dont les habitants sont figés dans un schéma de civilisation immuable et, pourtant, décidés à s’adapter pour survivre. Ils impressionnent l’étranger, comme s’ils étaient les derniers témoins d’un passé glorieux révolu et émouvant comme la beauté du mort, et les premiers pionniers à faire l’apprentissage du b.a. – ba de la civilisation moderne.
Sous cette impression trompeuse d’ankylose mortelle et de réveil forcé, ce qui frappe, c’est l’effort entrepris par l’élite pour "concilier l’irréductibilité des profondeurs avec une profitable adhésion en surface". Le premier Protectorat passe alliance avec elle sur un mode spectaculaire. La sécurité des transactions est rétablie par la "pacification". L’équipement de la ville (l’eau, l’électricité, le téléphone) et le réseau routier, édifié en temps record pour les besoins de la conquête, sont introduits en fanfare. Ce sont des outils qui autorisent les marchands à élargir leur espace commercial et à passer de l’hinterland régional à l’espace national en construction. Le collège Moulay ldriss, inauguré en 1916, est un instrument conçu de main de maître pour armer intellectuellement la génération des fils et un laboratoire de la modernité, ouvrant à l’élite des lucarnes sur le monde entier par son cycle de conférences vespérales. Même un Vallat, qui symbolisera la tendance ultracoloniale, reconnaît que les dix premières années du Protectorat à Fès baignèrent dans l’euphorie. La ville offre à Lyautey, terrassé sur place en février 1923 par une crise d’hépatite gravissime, une réception touchante lors de son rétablissement.
Les corps constitués (‘u lama, shurfa, amîn de corporations) étaient venus spontanément prier pour sa guérison dans la cour du palais de Bou Jeloud. Puis, après son rétablissement, ils lui organisent un bain de foule bouleversant, à l’occasion duquel le "maréchal de l’Islam" a l’intelligence de résister aux flatteurs qui l’invitaient à rentrer dans le h’urm de Moulay Idriss pour rendre gloire au Très-Haut. Pendant la guerre du Rif, la ville frémissante retient son souffle, partagée entre la conscience d’avoir à remplir l’obligation du jihâd et la terreur d’être prise, pillée, violentée par les montagnards qui n’ont que mépris pour ces" poulets blancs" (djaj l’bied). Le contact, en vérité, se dégrade irréversiblement, à partir de 1930, dans le climat de grande peur du Chrétien convertisseur, déclenché par le dahir berbère.
Par-dessous la chronique politique d’une ville qui sera rebelle avec une constance saisissante de 1937 à 1955, que se passe-t-il en profondeur? Quelles forces souterraines travaillent-elles dans le dos des habitants parfois à leur insu? Comment la ville-témoin de la civilisation araboandalouse se scinde-t-elle, silencieusement, entre ceux qui s’emmitouflent au chaud dans la tradition comme dans un burnous protecteur et ceux qui étouffent dans la ville piégée par son passé et rêvent de s’en évader ?
L’élite de la cité profite du Protectorat pour passer de la province à la nation. Ce changement de dimension s’inscrit dans sa culture politique marquée par la réception de l’islâh deuxième manière, lorsque le réformisme religieux venu d’Orient finit par capter et monopoliser l’idée de réforme, qui signifia d’abord au début du siècle réorganisation en profondeur de l’Etat et de son rapport avec la société. Un souffle de puritanisme purificateur des excès de mondanité et éradicateur du faste dans le costume féminin se répand sur la ville à la fin des années 1920. L’insinuation en profondeur du réformisme religieux se mesure au succès de la campagne contre les mariages somptuaires. Conjointement, un effort pour moderniser l’enseignement classique débouche sur la création d’écoles coraniques rénovées (le msîd mujtajîd). C’est bien à Fès, dans les années 1920, que se forge en coulisse cette koinè nationale-religieuse, qui fournira le langage de base du patriotisme marocain à partir des années 1930. Mais cela, la cité ne le sait pas encore. Car ses habitants restent sollicités et tiraillés entre le traditionalisme (l’exagération de la qâ’ïdâ) et le modernisme (l’emprunt outré à l’Occident).
Les résistances émanent de toutes les alvéoles de la ruche fassie. Surtout lorsqu’on perçoit la main chaude du maître étranger dans la réforme. N’est-ce pas le majliss al baladi, qui s’oppose à la création par le Protectorat d’écoles de fillettes en 1928? Et les ‘ulama qui sabotent en douceur la réorganisation de Qarawîyîn, au début des années 1920, avec l’introduction d’un cycle d’études impliquant la définition de programmes, l’institution d’examens, la fonctionnarisation des transmetteurs du savoir ne vivant plus désormais de dons, mais de mandats ? Ne sont-ce pas les syndics des corps de métiers qui, jusqu’en 1937, dévient toutes les tentatives opérées pour transformer les corporations en centrales d’achat de la matière première, en coopératives de vente et en centres d’apprentissage? N’est-ce pas le pacha Si Bou’chta al Baghdadi qui, jusqu’à sa mort en 1932, continue à ployer la ville frondeuse sous la trique du Makhzen à l’antique, jusqu’à vider le majliss de toute signification? Et qui fait donner le bâton à la jeunesse des écoles modernistes, lorsqu’elle fuse à la pointe de la protestation suscitée par le dahir berbère?
Et pourtant l’effort pour se rénover n’est pas moins saillant. Il caractérise une modernisation défensive pour rester soi-même, qui n’est nullement incompatible avec une ingénieuse adaptation progressive à l’inéluctable rénovation. Modernisation tactique sans les valeurs de la modernité: peut-être. Mais ajustement plein d’astuce, qui prépare la médina à éviter le naufrage où sombreront les villes anciennes du monde islamo-méditerranéen après 1930.
Dans les riches terrains collinaires intercalés entre le Zerhoun et le pré-Rif, la bourgeoisie marchande consolide son mouvement d’appropriation des terres, qui la consacre dans le rôle esquissé au XIX° siècle de bourgeoisie rentière de la terre. Elle investit dans la terre au-delà de la couronne des terrains makhzen et guich dans le Saïs, livrés exclusivement à la colonisation officielle, ce qui lui inspire son premier coup de colère d’anticolonialisme rentré.

«Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat»
Daniel Rivet – Editions Porte d’Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.

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