ALM : Quelle mouche a frappé la chanson marocaine ? Populaire ou moderne, on voit qu’elle stagne pour ne pas dire qu’elle marque une régression inquiétante, pourquoi ?
Abdelhadi Belkhayat : La chanson marocaine se trouve dans une situation des plus lamentables de son histoire. Mais il ne faut pas oublier une chose très importante. Nous avons évoqué ce problème des centaines, voire des milliers de fois et personne ne veut visiblement rien entendre. Tenez par exemple : « les investisseurs » de Route Mediouna ont concentré tout leur argent dans le commerce du tissu. Ils ne veulent pas encore comprendre que l’art est un champ d’investissement tout aussi rapporteur. Pour le domaine privé, la production artistique se résume à une activité de distraction et de fête, or en réalité, le produit dans le domaine de la chanson se vend en devises. Je vous cite l’Arabie Saoudite comme exemple. Il n’y a pas longtemps que les saoudiens ont commencé à s’intéresser à la production artistique et particulièrement à la chanson. Eh bien aujourd’hui, «Rotana», la maison de production appartenant à l’Arabie Saoudite couvre le monde entier en diffusant un lot interminable de chansons, de films et autres, gagnant au passage des milliards et des milliards.
Vous croyez qu’il y a lieu de comparer… ?
Absolument. Nous étions les premiers à «exporter» la chanson marocaine vers des pays arabes, à commencer par nos voisins du Maghreb et jusqu’au Moyen-Orient. Même chanté en «marocain», soi-disant un langage difficilement compréhensible à l’Est du monde arabe, le produit national était très apprécié parce que le contenu et la musique sont originaux, et n’étaient jamais calqués sur les grands artistes égyptiens dont les chansons étaient à la base de tout autre produit arabe. D’ailleurs, au fil du temps, plusieurs chansons marocaines ont été reprises par des artistes arabes à travers différents pays frères.
Cela veut-il signifier que notre chanson n’est plus en passe de s’imposer en dehors de nos frontières, ou est-ce qu’il existe un hic quelque part qui l’empêche de retrouver sa valeur d’antan?
Il est clair que la valeur de la chanson marocaine est toujours la même. En revanche, c’est cette ignorance de la part du domaine privé qui ne regarde même pas de ce côté, qui se trouve derrière cette situation. Je répète que la chanson, comme le reste des produits artistiques, est un domaine très encourageant pour les investisseurs. Où sont ces gens qui ont de l’argent pour leur démontrer la véracité de ces propos ? Ils ne daignent même pas nous écouter. Nous sommes obligés de procéder avec les moyens de bord, éternellement dérisoires, pour faire notre travail. Une fois le travail fini, et avant même que le produit ne soit commercialisé, on le retrouve reproduit par les pirates. Tous nos efforts tombent ainsi à l’eau. Si une chanson nous coûte à titre d’exemple jusqu’à soixante-dix mille dirhams, et qu’elle soit piratée envahissant le marché, comment l’artiste pourrait-il récupérer au moins ce qu’il a investi ? Et même en étant persévérant, patient et assidu, jusqu’à quand l’artiste qui se débrouille tout seul pourra tenir le coup ? Evidemment qu’il finira par déposer les armes et trouver de quoi vivre ailleurs.
Vous faites allusion à l’Etat qui devrait intervenir pour subventionner ou quelque chose du genre ?
Pas du tout. On ne peut pas en vouloir à l’Etat tout simplement parce qu’il n’est pas responsable de cette situation. Et puis, l’art ne doit pas dépendre des subventions. Je parle des investisseurs nationaux, les gens qui ont de l’argent. A ceux-là, je lance un appel. Je les invite à se joindre à nous, que nous ayons des entrevues, nous leur démontrerons à force d’arguments que le produit est de la même importance que tout autre richesse naturelle, y compris le pétrole. Il peut envahir le monde. Cependant, l’Etat peut jouer son rôle de « protecteur » d’un produit national qu’est la chanson, en mettant un terme au piratage. Sur ce point, l’intervention de l’Etat est vitale. Au moins, nous aurions pu travailler à un rythme régulier, comme nous aurions pu encadrer les nombreux jeunes talents dont le savoir-faire se meurt petit à petit. Mais tout le reste dépend des investisseurs, ceux qui préfèrent employer leur argent partout sauf dans le domaine artistique. Et bien je réitère mon appel et je leur dis : la chanson c’est du pétrole, et ça rapporte beaucoup.
Que proposez-vous, en tant que l’un des piliers de la chanson marocaine, pour sortir de l’impasse ?
Je suggère qu’il y ait un colloque au niveau national qui rassemble responsables, investisseurs et artistes pour traiter cette question cruciale. Se contenter des réunions de syndicats, ou de groupes d’artistes pour se lamenter sur notre triste sort ne résoudra rien. Les pays se font connaître à travers l’art, leur art. Raison pour laquelle je tire la sonnette d’alarme : si les choses perdurent, ce sera la fin de la chanson marocaine.