Mohammed El Khatiri (connu sous le pseudonyme de Boulahnouche) naquit un jour d’hiver des années vingt lorsque la Casbah de Saidia n’abritait que quelques maisonnettes. Cette mémoire vivante se rappelle la saga des chioukh orientaux des années quarante et cinquante et la transformation d’une ville qui a émergé de l’oubli pour se hisser à une place au soleil. Cheikh El Khatiri évoque d’abord ses années au M’sid, où le fkih ne badinait pas avec la discipline. Il se rappelle aussi les années de braise lorsque le patriarche de la maison distribuait à flots des pics de tendresse ou de remontrances aux six enfants qui formaient la famille : trois filles et trois garçons.
Mohammed était l’aîné, donc celui qui recevait le plus de corrections lorsque les autres perturbent l’ordre établi. Il se souvient aussi des kilomètres à faire soit à pied ou à dos de bête pour s’acquitter des corvées quotidiennes. Dès son jeune âge, son père n’acceptait pas que son fils côtoyait les «mondanités de la musique et du chant». Le jeune voyait le monde autrement. Il tenait à devenir le «Berrahe» par excellence de sa région. Commença alors son aventure avec le chant et les soirées animées soit dans des cafés de l’Oriental ou dans l’Oranais. Ce fut le temps des années de gloire, à côté des maîtres inéluctables de l’époque Abdelmoula, El Madani, Chikhe Boucif, Mire Tayeb, Mohammed Rougui et d’autres célébrités de l’époque coloniale et le début de l’indépendance. C’était pour El Khatiri, l’âge d’or de la musique et du chant des Arfas, à savoir N’hari, Laâlaoui et l’Aaroubi qui est devenu par la suite la reggada. C’était aussi le temps du vedettariat lorsque les amateurs de cet art traditionnel lui demandaient d’interpréter les célèbres titres de l’époque tels que «Khallouni Nabki», «Ya Oudi», «Zine li Rahe» et «Yatfaker Khatri» ainsi que d’autres titres.
A plus de quatre vint ans, avec ses 1 mètre soixante et le poids des années, El Khatiri est la dernière mémoire vivante de sa ville. Il évoque avec amertume le changement des coutumes et des valeurs. «Autrefois, on était vénéré et apprécié», insiste t-il avec acrimonie. De nos jours, les jeunes sont branchés sur d’autres instruments et le Guellal, la Qasbah et le Bandir sont devenus des instruments qui n’enchantent pas les foules. Pas plus que nos paroles, qui puisaient dans le registre de la sagesse. « Elmachiakha » n’est pas respectée en tant que telle. Et les jeunes ignorent leur vrai patrimoine artistique, à tel point que la majorité d’entre eux ne me connaissent pas. Il arrive aussi qu’on rende hommage aux artistes. Le plus souvent, une fois décédé.
Cet éternel célibataire, qui a chanté l’amour et le respect des parents, pense qu’en tant qu’artiste, qui se déplaçait souvent et qui travaillait la nuit, il ne pouvait pas fonder un foyer et constituer une famille. Je ne voulais pas que d’autres personnes qui devaient vivre heureux avec moi souffrent à cause de ma vie de « migrateur ». Une fois le travail de «Berrahe» et «Cheikh» terminé à force de l’âge, je me suis retrouvé seul. Heureusement que pour El Khatiri, il y a la famille et ses voisins de la Casbah de Saidia pour lui donner des raisons d’espoir.