Bukhari : un moissonneur de nuit…Il sied ici de dire deux mots des propos attribués à l’officier de police dénommé Bukhari.
Nous aurons l’occasion de revenir –dans les deux numéros (5-6) consacrés à Ben Barka- sur ce que dit l’ancien policier, concernant l’enlèvement du martyr. Quant aux assertions prêtées à Bukhari, selon lesquelles soixante-dix pour cent des militants de l’UNFP auraient entretenu des liens avec la police, ce sont à notre sens des propos que seul saurait tenir un moissonneur de nuit, qui va coupant tout ce qui lui tombe la sous faux, se souciant peu de savoir s’il a ramassé du bon grain ou du mauvais. Qu’il y ait eu, dans les rangs des militants, durant et après les années 60, des éléments liés à la police, cela n’a vraiment rien d’étonnant. C’est même là une des tâches essentielles de la police sous tous les régimes non démocratiques, que de se faire des liens dans les milieux militants de l’opposition. Il y avait entre autres des éléments de la Résistance, d’ailleurs sans aucune responsabilité au sein du parti, qui entretenaient des relations étroites avec des agents de la police, d’autant plus que nombre de leurs anciens camarades résistants avaient été intégrés dans le corps de la Sûreté nationale. Ceux-là transmettaient certes aux services compétents des informations concernant le parti, mais nous faisaient parvenir en retour – mus par un sens patriotique sincère, mais parfois aussi par simple amour du commérage – des informations concernant la police. Certains, souffrant de quelque complexe lié aux luttes qui avaient succédé à l’indépendance, le faisaient dans le but de préserver leurs intérêts, voire tout simplement de se donner une contenance.
En dehors de ces gens-là, d’ailleurs très peu nombreux, il y avait, au sein de certaines institutions responsables du parti, des éléments représentant l’appareil syndical de l’UMT. Parmi eux, certains entretenaient, pour une raison ou une autre, des relations avec les services de police. Ces éléments-là, nous les connaissions bien, et ils le savaient. Il y avait, par ailleurs, les bavards des terrasses de café, qui se plaisaient à parler «révolution». Le café Le Petit Poucet de l’avenue Mohammed V était un lieu de rendez-vous où l’on se rencontrait pour proclamer, assis autour d’une table de terrasse, des «idées» à propos de tout et de rien. Parmi les clients de ce café, de nombreux militants, résistants, et même des cadres du parti, aimaient à prendre place sur la terrasse pour rêver à voix haute et discuter à bâtons rompus. Parfois, je prenais place parmi les frères et écoutais ce qui se disait. A l’image de ce qui advenait au Balima de Rabat et à tant d’autres cafés dans différentes villes du Royaume, la police recueillait les propos qu’elle «récoltait» sur la terrasse du Petit Poucet.
Bien évidemment, cela ne pouvait nuire à l’UNFP que lorsque, durant une vague d’arrestations, la police appuyait ses interrogatoires et ses séances de torture sur de tels «rapports», sans autre assise que les divagations de la Radio médina. C’est d’ailleurs pourquoi la plupart des dossiers étaient désespérément vides lors des procès.
Il y avait aussi, évidemment, ce qui se disait durant les buveries et dans la pénombre bruyante et enfumée des bars, quand les paroles sont trop souvent proférées à la légère. Ce sont justement de telles paroles, lancées par un individu se disant militant de l’UNFP, à la face d’un agent de police, lors d’une rixe dans un bar de Kénitra, qui seront à l’origine du complot fomenté contre le parti en juillet 1963… Je me souviens que lorsque, un ou deux jours plus tard, l’incident me fut rapporté, je m’empressai de communiquer l’information aux personnes compétentes parmi les dirigeants du parti. Malheureusement, on négligea, paraît-il, de prendre l’information au sérieux. Le résultat est connu de tous… De fait, les propos de Bukhari sont en partie véridiques, mais en partie seulement, étant pour le reste absolument faux. Ils sont véridiques, concernant ces cas que nous venons de citer, mais formellement faux, voire calomnieux, s’ils prétendent englober également les cadres responsables au sein de l’UNFP.
A l’exception de deux cas –d’ailleurs de tous connus- et de ceux qui étaient chargés d’établir des contacts dans le but de recueillir des informations, l’on peut en effet dire que le corps de l’UNFP était parfaitement sain. L’on se demande ce que ces «mouchards», réels ou imaginaires, auraient d’ailleurs bien pu transmettre.
Les analyses effectuées –autant que les décisions prises- au sein des instances du parti étaient débattues lors des réunions ouvertes tenues dans les locaux des Bureaux national ou régionaux du Parti, et publiées sur les pages de son journal et dans son Bulletin interne. Ce dernier ne publiait jamais rien qui ne fût reproduit sur les pages du journal, qui prenait même parfois les devants en tenant des propos plus acerbes que ceux prononcés dans les bureaux.
Il arrivait, certes, que quelque militant ait, par-ci par-là,des propos irresponsables. Pour la police, ils signifiaient tout simplement un nouveau nom à identifier comme tête brûlée. Par ailleurs, la police disposait d’autres moyens de recueillir les informations, dont bien évidemment les écoutes placées dans les locaux, dans les véhicules et au sein des murs mêmes.
Voilà pourquoi, en disant que nous savions d’eux autant, sinon plus, que ce qu’ils savaient de nous, je sais bien ce que je dis. Jamais aucun dirigeant de l’UNFP n’entretint la moindre relation avec les services des renseignements. En retour, des informations de tout ordre nous parvenaient de la part de personnes à tous les niveaux de ces services, de l’agent le plus insignifiant au plus haut responsable. Disons-en même plus : ce que Bukhari n’a point révélé –peut-être bien parce que lui-même l’ignorait- c’est que Oufkir et D’limi,malgré leur responsabilité incontestable et immédiate dans les exactions que connurent leurs époques, et malgré les violents différends personnels qui les opposaient à certains des dirigeants de l’UNFP, n’en firent pas moins parvenir, assez souvent, des signaux grâce auxquels bien des militants purent échapper à un obscur destin.
Il sied de dire ici un mot à propos des agents de police – les flics, les poulets, ou tout autre nom que l’on veuille donner à ces gens, ouvriers au service de l’obscur et de l’absurde qui régnaient alors sur le pays.
L’injustice généralisée touchait non seulement le simple citoyen mais parfois aussi les hauts responsables eux-mêmes. L’agent de police, secret ou patent, décideur ou simple exécutant, est en fin de compte un homme à qui sa fonction même confère une double personnalité. Cette scission entre le personnel et le professionnel reste –en dehors de toute considération- présente dans son subconscient, qu’il soit de service ou même en congé. Etre humain avant que d’être agent, il a les défauts de ses congénères, mais également leurs qualités, dont ce résidu de bonté qui, feu sacré, couve toujours au fond de chacun de nous, même lorsque nous pataugeons dans les boues les plus sombres.
Inutile d’omettre, bien évidemment, les quelques incidents survenus et tentatives perpétrées par les organisations secrètes qui agissaient absolument à l’extérieur du cadre officiel de l’UNFP. Il faut cependant souligner que ces actions étaient toutes –je dis bien toutes- déterminées par des réactions aux exactions subies par les résistants. Divisions, enlèvements et liquidations avaient en effet commencé avec les négociations d’Aix-les-Bains et les conditions posées alors par les Français –notamment celle stipulant de mettre fin à la Résistance et de dissoudre l’Armée de Libération- pour gagner en ampleur et en variété après la proclamation de l’Indépendance. Le directeur de la Sûreté nationale, Laghzaoui, autant que son successeur Oufkir, furent parmi les champions de ce type d’exactions, comme nous le verrons plus en détail dans ce volume même, ainsi qu’à d’autres occasions.
• Par Mohammed Abed al-Jabri