Trois années se sont écoulées depuis que S.M revint de son exil lointain proclamer la fin du protectorat. Trois années depuis la fin de cette lutte armée contre l’occupant : lutte que le peuple marocain conduisit avec force et ténacité, forçant le respect et l’admiration du monde entier. En se représentant cette lutte, l’on ne peut s’empêcher de penser à la situation que vivent aujourd’hui les résistants –ceux-là mêmes qui avaient été aux premiers rangs lorsque le peuple livrait bataille- ainsi que les familles de ceux d’entre eux qui, durant cette bataille, donnèrent leur vie pour la patrie.
La première question que l’on peut se poser à ce propos est peut-être la suivante : qu’est-ce que l’Etat marocain a-t-il fait pour ces résistants et pour leurs familles ? La réponse à cette question serait bien longue si l’on voulait passer en revue l’évolution de leur situation depuis l’indépendance à ce jour. Contentons-nous donc d’en citer les derniers développements.
Dès les premiers mois –voire les premiers jours- de l’indépendance, la résistance est en effet devenue un véritable problème. La cause en fut ce désir morbide que certains montrèrent à acquérir injustement la qualité de résistant, mais aussi l’acharnement des ennemis de l’unité à défaire les rangs de la résistance. Ce problème –qui en est justement devenu un parce que ces tentatives ont réussi- s’est encore davantage aggravé avec l’apparition de nombreuses fausses institutions de résistance, formées par certains pour être utilisées à des fins personnelles, en vue de réaliser un dessein, ou comme monnaie d’échange dans les négociations. Le résultat de cet amalgame est la situation dramatique que connaissent les familles des résistants et des martyrs de la cause nationale.
Cet état durera jusqu’à l’investiture du gouvernement Ibrahim et la promulgation, par Sa Majesté le Roi, d’un dahir organisant les questions de la résistance et des résistants. Les espoirs qui naîtront alors seront malheureusement éphémères, l’application des dispositions prévues par le dahir s’étant heurtée à des obstacles créés justement par ces fausses institutions. La formation de la commission qui devait trancher la question de la résistance devenait difficile, voire impossible, car des intrus voulaient à tout prix en faire partie.
Le temps s’est ainsi écoulé sans que la commission n’ait vu le jour: alors que nous entamons la quatrième année de l’indépendance, le problème n’est pas encore résolu, et les familles des résistants et des martyrs sont toujours livrées à leur sort. Certes, des institutions censées assurer aide et soutien à ces familles seront constituées dès la première année de l’indépendance. Cette aide et ce soutien resteront cependant purement formels, perdront même ce caractère avec le temps, laissant les familles dans un état de misère aussi inadmissible qu’indigne de ce pays. Pressées par le besoin, ces familles passent en effet leurs journées à faire le tour des responsables, priant celui-ci, suppliant celui-là, mendiant presque un droit qui est bel et bien le leur, pour s’entendre dire à la fin : « Allez donc voir les amis de vos maris et fils : eux seuls pourraient résoudre votre problème !». Le résultat est qu’il ne se passe pas un jour sans que les locaux de l’association de la résistance et de l’armée de libération, ainsi que ceux de ce journal, ne voient défiler des cortèges de familles de résistants et de martyrs, exposant leurs problèmes et faisant part de leur amère déception des autorités, et même des institutions créées justement pour venir en aide aux enfants et parents de ces martyrs, qui donnèrent leur vie pour que les Marocains puissent gouverner eux-mêmes leur pays. C’est une véritable tragédie que de constater que le problème de la résistance est resté à ce jour insoluble, et de voir les enfants des martyrs battre les rues, demandant presque l’aumône. Osons espérer qu’avant la fin de cette quatrième année de l’indépendance, la tragédie aura pris fin, que justice sera faite, et que les enfants des martyrs de la patrie recevront enfin les honneurs qui leurs sont dus. » Al-Jabri. Al-Tahrir, novembre 1959.
4- L’arrestation de Baçri et Youssoufi
Les prémices du complot contre al-Tahrir, contre Baçri et contre Youssoufi commenceront à apparaître lorsque la Cour provinciale de Casablanca se prononcera, le 21-10-1959, dans le procès en diffamation intenté à al-Tahrir par le ministre de l’Education nationale à l ‘époque, feu Abdelkrim Benjelloun. L’homme était, sans conteste, d’une probité irréprochable, mais sa présence au sein du gouvernement Ibrahim était ressentie comme celle des ministres de souveraineté dans le gouvernement Youssoufi. Le département de l’Education nationale était –et est probablement toujours- considéré par le Makhzen comme étant trop important et trop sensible pour être confié aux partis politiques. En sus de l’influence non négligeable des étudiants sur l’orientation des événements politiques, il est en effet notoire que les enseignants eux-mêmes sont généralement considérés comme plutôt acquis à l’opposition, sans parler du fait que nombre d’entre eux occupaient des postes de responsabilité au sein des instances de l’UNFP. Voilà pourquoi les ministres de l’Education nationale ont toujours été vus comme étant des ministres de souveraineté.
La relation que feu Benjelloun entretenait avec les dirigeants de l’UNFP avait beau être tendue à l’époque, le procès qu’il intenta –lui, le ministre au sein du gouvernement Ibrahim- à Baçri, directeur de al-Tahrir, ne pouvait pour autant être considéré comme une affaire de gouvernement. Il fallait donc chercher en-dehors de ce dernier l’origine de ce procès. C’est pourquoi nous y vîmes des prémices ne pouvant être sans suite. Or, cette suite, nous ne la connaissions que trop. Comme nous le disions plus haut, nous étions au fait de leurs nouvelles autant, et même davantage, qu’ils l’étaient des nôtres. Il fallait cependant attendre, pour en être certain, l’issue du procès. Quand, le 21-10-1959, la peine fut prononcée, assortie d’une amende de cinquante mille francs, nous acquîmes la certitude que la suite allait venir. La prudence était alors de mise. Toute information, tout commentaire devant paraître sur les pages du journal étaient minutieusement examiné, à la recherche du moindre mot ou expression pouvant prêter à une quelconque «interprétation» de la part des «personnes compétentes». C’est pourtant ce qui arrivera. La vigilance toute particulière avec laquelle nous relisions chaque texte à paraître n’empêchera pas que –dans des circonstances bien particulières- un article parût qui, pour n’avoir rien à se reprocher du point de vue de la ligne éditoriale du journal lui-même, n’en contenait pas moins des mots et expressions qui échappèrent à l’autocensure de son auteur. Il faut dire aussi que ce dernier, fraîchement intégré dans le corps des rédacteurs, n’était pas encore rompu aux « techniques » de transmission de l’information. Les ennemis de l’UNFP, à l’affût, ne laisseront pas passer l’occasion.
Baçri et Youssoufi seront arrêtés, avant que ne soit déclenchée, contre l’UNFP, son journal, ses militants et mêmes ses sympathisants ; une violente campagne de répression sur la base d’accusations grossières dont l’instruction allait démontrer l’absurdité, telle notamment celle de « comploter en vue d’attenter à la vie du Prince héritier ».
• Par Mohammed Abed al-Jabri