Et ce fut ainsi, pendant deux heures entières, où je ne réussis à intervenir que sporadiquement, dans une atmosphère de plus en plus poignante : Boumediene avait besoin de se défouler… mais il semblait sincère. J’en retire la conviction qu’il est déterminé à réagir au prochain accrochage.
Il est presque 19 heures. Le chef d’Etat algérien me demande d’accepter son hospitalité pour le soir, vu l’heure tardive. J’acquiesce, bien que j’avais pensé rentrer le soir même. Je comprends que Boumediene souhaite que je prolonge la conversation avec ses collaborateurs : dîner donc organisé par le ministre de l’Intérieur et réunissant les hauts responsables civils et militaires, puis soirée tardive avec Bouteflika et Medghri, qui rappellent l’agression de 1963 lors de la «guerre des sables» et retracent les différentes péripéties des rapports algéro-marocains, quand «l’Algérie jouait le jeu pour être finalement trahie». J’en retire la conclusion que les Algériens ne pourraient accuser une deuxième défaite devant le Maroc. Je n’ai jamais autant craint l’irréparable.
Le 31 janvier, de bon matin, je repars pour Tunis où je gagne directement Carthage et où je retrouve autour du Président les mêmes interlocuteurs qu’à l’aller, à savoir : le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le directeur du cabinet. Pendant plus d’une heure, après mon compte rendu et un long échange de points de vue, nous convenons qu’outre des conséquences imprévisibles pour la vieille Monarchie marocaine et la jeune révolution algérienne et quelles que soient les ambitions expansionnistes et les intérêts économiques des uns et des autres, la Tunisie ne pouvait que redouter toute complication. Elle devait donc insister pour une trêve dans l’immédiat, et à longue échéance pour une politique de bon voisinage et de respect mutuel (…) Dans ces conditions, il fallait convaincre le Maroc de se contenter de sa victoire de Amgala et de calmer le jeu, tout en le prévenant que l’Algérie pouvait, cette fois, réagir autrement que lors de la «guerre des sables». Contact diplomatique pris, je reprends, le soir même, l’avion spécial pour Rabat, d’où je repars sur Fès où réside Hassan II. Le dîner et la soirée permettent de faire le point avec plusieurs membres du gouvernement marocain, dont Ahmed Laraki, Taiebi Benhima, le ministre de l’Information et Moulay Ahmed Alaoui, proche du Roi. Je suis très étonné par leur énervement : ils veulent en découdre une fois pour toutes avec l’Algérie, s’exaltant sur leur première victoire à Amgala. Nullement impressionné, j’imagine alors l’état d’esprit du Roi; je revois la soirée passée dans une atmosphère tendue avec les ministres algériens et adapte en conséquence ma stratégie.
Le lendemain, l’audience va durer 1 h 15. Le Roi est seul, contrairement à Boumediene. Après les formules d’usage que je ne ménage pas, Sa Majesté évoque avec sympathie ma dernière visite au Maroc, deux ans auparavant.
En effet, le 28 décembre 1973, j’arrivai au Maroc, invité par mon homologue Haddou Chiguer pour une réunion de travail ; en vérité, pour clarifier nos relations refroidies depuis quelques mois à cause d’une scabreuse affaire de calomnie rapportée par un proche du Président, qui, en réaction, avait rappelé brusquement notre ambassadeur. Je pus m’expliquer pendant toute la soirée avec le ministre marocain. Le lendemain, le roi me reçut, et sans laisser paraître le moindre signe d’acrimonie, n’a pas tari d’éloges sur Bourguiba qui, insistait-il, «avait porté sur les épaules la dépouille de Sa Majesté Mohammed V». C’était pathétique.
Au retour, le 1er janvier, le soir même, j’informai l’épouse du chef de l’Etat de la délicatesse de ma mission et de ses résultats. Le lendemain matin, le Président reçoit longuement son fils, puis le Premier ministre et moi-même. Je lui transmis le message «de respect et de fidélité» du Roi Hassan II. A la sortie, j’annonçai «la prochaine relance des relations tuniso-marocaines …».
• Tahar Belkhodja