Le hadith n’est pas seulement une parole du prophète Mohammad ; c’est aussi toute parole prophétique, fût-elle de Rûmî hier et d’Adonis aujourd’hui. En poésie, le hadith énonce une facette de vérité intemporelle valable en tout temps et en tout lieu, comme (p.33) :
Il a demandé à la vie-
Quand seras-tu mon amie
Elle a répondu-
Quand tu sera ami avec la mort
Ou encore (p.115) :
Toutes les créatures viennent à la mort
Sauf l’homme
C’est la mort qui vient à lui
L’aphorisme d’Adonis est conçu comme une métaphore ouverte à plusieurs niveaux de lecture (L’Œuvre ouverte fut théorisée par Umberto Eco dans les années 60). Auberge espagnole ? Pas vraiment, car il y a toujours une nourriture cachée à découvrir : où est le chemin dans le poème (p.13) ci-après ?
Essayant de traverser la rue
Il n’a pu marcher à l’ombre
Il n’a pu marcher au soleil
Entre ombre et soleil il n’a pas trouvé de chemin Le chemin ne peut être trouvé qu’à l’intérieur de l’intérieur. Dans le silence au coeur de « la solitude-jardin qui n’a qu’un seul arbre » (p.81) : l’arbre de vie de l’eternelle naissance. Cela n’étant qu’une lecture entre autres lectures possibles.
Le secret de l’orientation vers l’éveil, évoqué par un distique (p.53) :
La lumière n’oeuvre qu’éveillée
L’obscurité n’oeuvre qu’endormie
Va dans le même sens su sens que le quatrain d’Abû I-Alâ Al-Ma’arrî dans ses Rets d’Éternité traduits par Adonis et Anne Wade Minkowski :
Les hommes ont épuisé les sources de la nuit
Avec leur sommeil et leur indifférence.
S’ils avaient pressenti le secret des choses,
Ils n’auraient pas dormi
La poésie de Célébrations est une visée vers un inaccessible Absolu; Après la seconde faim, celle du sexe, on appelle troisième faim la faim métaphysique de connaissance. Adonis y fait allusion dans ce tercet: Je meurs de soif
Seule parviendrait à me désaltérer
Une eau que je ne peux atteindre.
Ses aphorisme sont toujours polysémiques, mais il va de soi que les niveaux de réalité qu’ils évoquent sont interdépendants de nos propres niveaux de perception.
Chaque hadith pose la question qui, ouverte en abyme, s’ouvre à une infinité de question. A l’inverse d’un dictionnaire dans lequel chaque mot se définit par d’autres mots enfermés dans le même champ clos, la poétique d’Adonis vise, non pas à définir, mais à infinir le sens énigmatique de la langue en rapport avec le mystère des êtres et des choses qu’elle évoque allusivement comme cette « lumière (qui) se prosterne mais seulement devant une autre lumière ». Malgré la simplicité de sa syntaxe, tout aphorisme, par son échappée de la prison où s’enferme la raison raisonnante, est ouverture à la transcendance immanente. C’est moins une pensée qu’une vision dont l’intensité naît d’un regard soudainement illuminé par l’intuition qui le traverse :
L’homme est un livre
que la vie lit sans cesse.
La mort le lit en un seul instant une seule fois.
Dans Célébrations, Adonis entreprend une suite de pérégrinations dans les labyrinthes de l’invisible. Ses errances, ses allées et venues d’un lieu mythique à l’autre le conduisent à ouvrir des portes de lumière dans les impasses de la nuit. C’est une oeuvre qui tend à nous ouvrir notre propre silence en amont de tout langage et de toute pensée. Une oeuvre non mentale comme l’est toute pensée qui passe d’abord par le coeur. Une oeuvre qui n’est lisible que pour l’oeil du coeur du lecteur qui est invité à s’éveiller et à s’ouvrir à cela même qui le traverse et le dépasse :
Entre dans la palpitation de l’obscurité pour mieux apercevoir la lumière.
XX. « J’ai inventé un corps nouveau »
Chaque oeuvre d’Adonis inaugure l’écriture nouvelle d’un nouveau genre. A partir de l’évidence absolue que son propre corps est aussi inconnaissable que le corps du monde, Adonis, dans «Le Temps les villes», les réinvente l’un et l’autre. Ses poèmes ne sont des créations de langue qu’en étant en même temps des créations d’univers inconnus.
A ses yeux, la réalité sensible – interdépendante de nos cinq sens – n’est qu’un niveau de réalité parmi d’autres niveaux de réalité corréliés à d’autres niveaux de perception, parmi lesquels l’intuition originaire donatrice de sens, l’imaginaire, le rêve, le sommeil éveillé, l’illumination, l’inspiration, les états extatiques de conscience. Sa poétique fluctue en fonction de ses flux de conscience.
Dès que son regard change, le monde change. Pour lui, la « réalité» – inaccessible en soi – « n’est pas seulement multidirectionnelle (pour reprendre l’expression de Basarah Nicolescu), elle est aussi multiréférentielle ». L’inanimé s’anime. Les objets deviennent des sujets doués de pouvoirs magiques : est-ce une statue qui a voulu me convaincre qu’une vierge de l’occident est celle qui la première fut enceinte de la raison… (P31)
Les noms propres deviennent des noms communs et les âmes des sujets des objets de conscience. L’apparent devient le témoigne du caché. L’opaque devient transparent. La culture s’amalgame à la nature, et l’inverse. Les choses se déréalisent pour vivre une autre vie plus secrète que leur existence profane. Les rêves d’Adonis empruntent des parcours sans cesse inattendus. Rien n’est plus séparé de rien. Le poète s’est délivré de la logique classique pour en arriver à faire danser la langue dans un espace poétique où s’unifient les contraires:
La joie est l’amie la plus intime de la tristesse. (P43)
Et où la vie célèbre les épousailles de la naissance et de la mort :
Ô les paradoxes, qui seuls sont logiques,
Ô les contradictions, en lesquelles seulement
Nous pouvons voir l’unité (p.38).
On avance de surprise en surprise dans un Entre-Deux qui, sans être l’Orient ni l’Occident, les désidentifie pour en révéler les racines identiques, là où
Le voile lui-même est lumière
L’occident (…) un autre nom de l’Orient.
En écrivant « je », ce n’est pas « je-Adonis » qui parle, c’est le langage du monde qui parle à travers lui et, à sa source, l’infiniment Autre, le Nous intersubjectif. Au fonds Adonis est le nom du calame qui lui dicte « le je et l’autre c’est moi » (p.44).
« Qui ? » est Adonis au coeur de ce bouclage instantané du temps des villes d’Orient et d’Occident : dans une brune où Orient et Occident Document sur le même oreiller (p.89).
Qui est-il ? Un nomade sans autre identité que le souffle poétique qui le vide de lui-même pour le remplir du verbe invisible qui le rend «synonyme du vent » (p.47). Il est sans âge. Il est « lotus » ou « papyrus ». Il n’est plus poète, il est poème charnel revêtu de « la chemise de l’éther » (p.57).
Avec Adonis, on est loin du « rêve du réel » rêve par Saint-Johon Perse. Au contraire ! Car Adonis réalise son rêvé de transfiguration du monde. Un nouvel univers dans lequel on respire librement.
Son poème « Le corps du soleil » est un organisme vivant qui ne cesse de se métamorphoser et de faire peau neuve en rajeunissant les lieux mythiques, les temps abolis, les dieux et les archétypes de la Cité des Morts où :
La vie et la mort sont des amies qui jouent aux dés (p.66). Chaque pas dans l’inconnu est créateur d’un nouvel espace intérieur où les images et les métaphores s’animent sur fond d’énigmes abyssales, de quoi faire errer le lecteur ou le voyageur dans des labyrinthes sans fin : O toi, promeneur,
Connais-tu le mot de passe pour entrer en toi-même ? (p.87).
Ni rationnelle, la langue poétique d’Adonis, dans « Le corps du soleil» (Paris, 1988) comme dans «Marrakech/Fès » (1979), est une langue du coeur, une langue à plusieurs niveaux de conscience, de subconscience et de surconscience, une langue globalement instinctive, une langue visionnaire dont les métaphores sont moins les réponses du caché dans l’apparent ou de l’invisible dans le visible que des questions dur le mystère de leur unité, qui, elles-mêmes, sont moins à comprendre qu’à ressentir.
Dans une magie sacralisée
Dans une fable qui allaite sa fille
La voûte céleste (p.111).
• «Adonis le visionnaire»,
Michel Camus, Edition du Rocher, 14,94 euros