Chroniques

A dire vrai… La grandeur des nations

© D.R

Je suis atterré à la vue de la pile de CV posée sur mon bureau. Je regarde Youssef.

– Qu’est-ce tu m’apportes là ?

– Les candidatures, me fait mon collaborateur, l’air malicieux, le sourire en coin.

– Mais on n’a que deux postes, et là je vois des tonnes de réponses !

– Et je n’ai apporté que les meilleures… on a éliminé presque autant ! Désolé de vous dire que dans la pile c’est à peine s’il y a une demi-douzaine qui méritent d’être invités pour un entretien. Et encore…
Un sentiment de déprime m’envahit. J’invite Youssef à aller nous changer les idées dans le café à côté. Devant deux thés à la menthe, nous devisons.

– C’est terrible, lui dis-je. De mon temps, je claquais la porte pour un oui ou un non au boulot. J’en trouvais un autre en m’adressant à côté. Je n’envoyais ni CV ni lettre de motivation.
Youssef me regarde, incrédule.

– Je ne pensais pas qu’un jour les jeunes seraient des cohortes à chercher un emploi, réduits à envoyer des candidatures spontanées au petit bonheur la chance, comme un pêcheur qui jette sa ligne dans la mer, sans savoir s’il y a des poissons sous l’eau.
Youssef ne réagit pas. Notre quotidien dans la fondation est justement d’aider les jeunes à trouver du travail ou à créer leur propre activité professionnelle !

– Pourtant, c’était prévisible, poursuis-je. En 1984, un ami ambassadeur m’avait sollicité pour l’aider à caser son fils. Bizarre de la part d’un puissant ! En fait, nous changions déjà d’époque. Depuis, ça n’a fait qu’empirer à ce que je vois.

Youssef m’écoute sans piper mot. Il a 25 ans, l’âge de mon cadet. Les années qui nous séparent n’ont pas empêché que je lui confie de lourdes responsabilités au sein de notre fondation, donnant ainsi raison à Corneille pour qui «Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années.» De même que j’ai confié des responsabilités aux jeunes que j’ai recrutés en même temps que lui, Abderrahim, Mohamed, Zineb, Samira. J’avais fait confiance plus à leur potentiel humain qu’à leur formation universitaire. Je ne me suis pas trompé. Investis de ma confiance, ils ont donné toute la mesure de leurs compétences et de leur savoir-faire.

– Difficile de trouver de bons candidats, l’écrasante majorité des lauréats de l’université a un niveau médiocre, me dit-il, comme s’il lisait dans mes pensées.
Je suis découragé. Nous cherchons un responsable de développement pour notre fondation depuis un certain temps. En vain. Je vois ce qui nous attend : recruter un candidat ou une candidate dont le profil ne correspond pas tout à fait à nos termes de référence ; investir en la nouvelle recrue; patienter qu’elle monte en puissance et… voir d’autres nous la débaucher en lui offrant un meilleur salaire !

Je songe au temps de ma jeunesse. Comme un aîné qui radote, j’emmène Youssef loin dans le temps :

– En 1976, je suivais Sciences Po après mes études scientifiques. Le niveau s’était déjà dégradé. Il suffisait de voir les notes des étudiants à la fin des cours. Illisibles! Indéchiffrables ! Eh bien ce sont ceux-là mêmes qui ont formé les générations suivantes ! Que peut-on attendre d’eux, si ce n’est pire !
Après avoir siroté une gorgée de thé, Youssef me dit avec assurance :

– À la limite, ce n’est pas tant le chômage qui est inquiétant. De nombreux pays en souffrent. Je ne sais pas quand est-ce on s’en sortira. Mais, le pays progresse malgré tout. Cahin-caha, mais il progresse.

L’optimisme de mon collaborateur réconforte. Après tout, sa génération est la relève du pays. Je souris, mesure mes mots et lui dis :

– Tu vois Youssef, je partage ta vision. La dégradation de la formation des nouvelles générations est inquiétante. Nous en souffrons dans notre fondation, comme en souffrent les administrations, les sociétés. La gestion du pays manque déjà cruellement de compétences. Les politiques n’ont pas de quoi être fiers. Si l’on ne s’attelle pas à remettre le système éducatif à plat et vite, alors tous les progrès enregistrés par ailleurs seront inutiles.

Pire, l’avenir de la nation est compromis. Mais, tu vois, ce qui m’inquiète le plus, c’est la perte des valeurs qui va d’ailleurs de pair avec la dégradation des compétences. Le vouloir vivre ensemble, l’abnégation pour le bien de tous, la droiture dans l’accomplissement de sa mission… ça se perd de plus en plus.
J’observe un silence, puis, voyant Youssef pensif, j’ajoute :

– Ce que je dis paraît utopique, voire naïf. Mais l’histoire de l’humanité nous apprend que l’éducation des générations montantes conditionne la grandeur future des nations.

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