Chroniques

A dire vrai… Les chemins escarpés de la dignité

© D.R

Si vous vous rendez à Rabat en train, vous êtes gratifié à l’arrivée d’un traitement d’une rare qualité. La ville impériale accueille ses visiteurs dans une gare dont la rénovation récente a su marier l’authenticité de l’architecture du milieu du siècle dernier avec le caractère novateur des matériaux modernes.
Je quitte les souterrains qui abritent le manège incessant des trains, et remonte vers la surface le long d’une succession d’escaliers mécaniques. À l’entresol qui sépare les quais du hall d’entrée supérieur, des barrières sont dressées sur le chemin. La laideur de ces obstacles tranche avec la beauté du marbre gris flamboyant qui revêt les murs et le sol. Je m’enquiers de cet aménagement incongru auprès d’un agent.
– Mon cher monsieur, m’explique-t-il comme s’il en avait gros sur le cœur, revenez cet après-midi, lorsque les jeunes auront fini de manifester devant le Parlement et vous verrez ! Ils veulent rentrer chez eux sans payer le ticket de train. Ils disent que c’est leur droit. Les plus malins achètent des billets pour des villes proches, alors qu’ils se rendent loin. Que voulez-vous, on n’a pas le choix. Désolé pour le décor !
Je prends congé de l’aimable agent et, parvenu à l’extérieur de la gare, je m’arrête un instant. Ma posture tranche avec les allées et venues des voyageurs pressés, aux mines préoccupées. Retranché dans ma bulle, je succombe à l’indéchiffrable invitation de la ville à oublier l’agitation ambiante et à flâner dans ses rues. Le cœur léger, je prends le temps de goûter aux charmes d’une cité qui, jalouse de sa quiétude légendaire, réussit miraculeusement à échapper à la frénésie du siècle. J’admire la superbe avenue Mohammed V, surplombée d’un côté par la grande mosquée Assounna et l’historique Lycée Moulay Youssef, et finissant plus bas entre l’antique immeuble de la Poste et le majestueux siège de la Banque Centrale. Sous un ciel au bleu étonnamment méditerranéen, la blancheur des immeubles chargés d’histoire irise l’atmosphère d’une luminosité apaisante. Au milieu de l’avenue, de magnifiques palmiers centenaires dressent fièrement leurs troncs imposants vers le ciel, ponctuant en contrepoint le minaret de la mosquée.
Une clameur provient du bas de l’avenue. Des garçons et des filles, l’air d’avoir tout juste quitté les bancs de la faculté, en petits groupes entre les palmiers du terre-plein verdoyant de l’avenue, brandissent des banderoles et scandent des slogans, les poings levés, comme s’ils s’adressaient aux représentants du peuple, retranchés dans la bâtisse qui surplombe les bâtiments avoisinants. Le manège des jeunes semble avoir autant d’effet sur les honorables députés que les pas d’une fourmi sur un coussin de velours. Les élus de la Nation, du moins ceux qui prennent la peine de se rendre au Parlement de temps à autre, ont, depuis belle lurette, abandonné le prestige de l’entrée principale pour la discrétion des portes arrières. Des agents des forces de l’ordre, l’air bonhomme, forment un cordon pour dissuader les manifestants de traverser la chaussée qui les sépare de l’édifice public. Les passants, indifférents aux jeunes protestataires, poursuivent leur chemin, blasés devant ce qui, peu à peu, s’est fondu dans le quotidien de leur ville.
Et pendant que ces jeunes chômeurs diplômés, ainsi qu’on les appelle, tiennent le haut du pavé, font la une des journaux et empoisonnent le sommeil des gouvernants, je songe à des jeunes qui, défavorisés par le sort, laissés-pour-compte du système éducatif, sans perspective d’insertion dans le système productif, ont pris leur destin en main, laisséles leurs derrière eux et se sont lancés vers des destinations lointaines. Dans la discrétion qui enveloppe la vie des petites gens, ils ont quitté leurs villages et, le temps des mois d’été, arpentent les plages du pays, lestés de leurs sacs et de leurs sacoches, pour vendre pépites, beignets, boissons, et autres casse-croûtes aux estivants qui se prélassent sous les rayons du soleil. Ils ne réclament ni intégration dans la fonction publique, ni emploi garanti, ni sécurité du travail. Ils n’ont aucune velléité de manifester devant une quelconque instance publique. Tout juste demandent-ils qu’on les laisse affronter les difficultés du quotidien, qu’on arrête de les pourchasser comme des criminels, pour qu’ils puissent gagner leur vie à la sueur de leur front.
Déterminés à se faire une place au soleil, ne comptant que sur eux-mêmes, n’attendant rien ni de leurs proches, ni des politiques, ces jeunes ont fait le choix de la difficulté, celui des chemins escarpés de la dignité.

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