Le verbe «jeûner» a, en français, son contraire: «déjeûner». Comme si être «à jeun» serait l’état naturel de l’homme, mais un état fait pour être cassé à intervalles réguliers. On dé-jeûne, on rompt le jeûne pour se refaire des forces…
Cette rupture du jeûne, durant le mois de Ramadan, beaucoup de musulmans la vivent chaque soir en pratiquant l’hospitalité à l’égard de personnes très diverses : parents, amis, voisins, mais aussi simples passants. Cette tradition de l’hospitalité offerte à celui qui se présente, qui qu’il soit dès lors qu’il ne vient pas en ennemi, est ancienne : elle existait déjà dans les sociétés nomades arabes d’avant l’Islam. Mais l’évènement de la Révélation coranique lui a ajouté une dimension importante (et qu’on trouve d’ailleurs dans la Bible) : celui qui est reçu, est accueilli comme l’envoyé de Dieu, et on se doit de lui rendre honneur en conséquence.
Un même mot désigne en français (et dans beaucoup d’autres langues) celui qui est accueilli et celui qui accueille : l’un et l’autre sont des «hôtes». Car celui qui est reçu doit se sentir comme chez lui . Il devient comme «l’autre semblable» de celui qui lui ouvre les portes de sa maison. Or, le mot français «hôte» provient d’une racine latine qui a donné aussi le mot «hostilité». Car celui qu’on reçoit en ami est peut-être un ennemi potentiel ou un ancien adversaire. Mais, dans ce cas, en lui ouvrant ma table (et même un toit) je parviendrai peut-être à le convertir en ami ?
L’hospitalité offerte au premier venu implique à la fois l’acceptation d’un risque et un processus de désarmement. L’accueilli et l’accueillant abandonnent l’un et l’autre leurs systèmes de protection. Celui qui est reçu, s’il a des armes, les déposera avant d’entrer : on ne pénètre pas avec ses armes. Il abandonnera ses griefs, toute agressivité. Mais alors, le voilà à la merci de ses hôtes. Il se retrouve dans un milieu qu’il ne connaît pas, démuni, entouré d’étrangers. Il leur fait confiance au nom d’une sorte de loi supérieure. Quant à celui qui reçoit, lui aussi il prend un risque : n’introduit-il pas quelqu’un qui lui est inconnu dans sa maison, au sein de sa famille ? Dans l’hospitalité, chacun accepte de surmonter sa peur et sa méfiance.
Mais il y a plus, encore : l’hospitalité impose que celui qui est reçu se retrouve complètement sous la protection de celui qui l’accueille. L’accueillant doit assurer à son invité une totale protection, fusse au péril de sa vie. L’hospitalité, ainsi, révèle des liens de fraternité entre des hommes qui, autrement, pourraient rester indifférents l’un à l’autre, voire se sentir ennemis. Entre musulmans, cela permet d’expérimenter la fraternité des fils de la Ouma. Avec des hôtes qui ne sont pas musulmans, c’est alors la fraternité des «fils d’Adam» qui est vécue.
De plus, il n’y a rien de mieux qu’une bonne chère pour mettre tout le monde d’accord. Ne dit-on pas que les meilleures affaires ou les grandes disputes se concluent autour d’une bonne table ? Alors qu’attendez-vous ? Bon appétit !