Chroniques

Boissons énergisantes : Le poison ordinaire de la performance

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

Ce qui semblait n’être qu’un ingrédient de confort devient un facteur de risque. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Il suffit d’une canette, parfois deux, pour traverser une nuit blanche, affronter une réunion sous tension ou prolonger une fête au-delà du raisonnable. Les boissons énergisantes sont partout : dans les sacs à dos des lycéens, sur les bureaux des cadres surmenés, dans les vestiaires des salles de sport. Elles sont devenues les complices silencieuses d’un mode de vie qui valorise l’endurance au détriment de la santé. Mais derrière leur goût sucré et leurs promesses d’énergie instantanée, se cache une menace de plus en plus préoccupante.

Une étude récente menée par l’Université de Cornell et publiée dans Nature Communications tire la sonnette d’alarme. La taurine, acide aminé largement utilisé dans les boissons énergisantes, pourrait favoriser la prolifération des cellules leucémiques. Une hypothèse scientifique sérieuse, désormais étayée par des données qui montrent une stimulation directe du métabolisme des cellules cancéreuses du sang. Ce qui semblait n’être qu’un ingrédient de confort devient ainsi un facteur de risque. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Car au-delà de la taurine, c’est tout un cocktail de substances excitantes – caféine à haute dose, sucre rapide, additifs – qui agit sur le système nerveux central de manière brutale. Troubles du sommeil, anxiété, palpitations, voire comportements à risque: les effets secondaires sont connus, documentés, mais largement sous-estimés, surtout chez les plus jeunes. On tolère que des adolescents consomment ces boissons avant des examens ou des compétitions sportives, sans leur expliquer que leur cerveau en construction y est bien plus vulnérable.

En tant que psychiatre, je ne peux que constater l’ampleur du problème. Car ce que je vois chaque jour en consultation, ce ne sont pas seulement des jeunes fatigués : ce sont des jeunes en détresse silencieuse, qui cherchent dans ces boissons une béquille chimique à une pression sociale devenue insoutenable. Ce sont des adultes épuisés qui ne s’autorisent plus à ralentir. Ce sont des patients qui ignorent que leur anxiété, leur irritabilité, leurs insomnies sont peut-être liées à ce qu’ils boivent, et non à ce qu’ils vivent.
Ce n’est pas une affaire individuelle, c’est un phénomène collectif. Un symptôme de notre époque. Une époque où l’épuisement est glorifié, où l’écoute de soi est perçue comme de la faiblesse, où l’on apprend à contourner la fatigue plutôt qu’à l’accepter. Les boissons énergisantes ne sont pas la cause unique du mal-être contemporain, mais elles en sont un révélateur : elles traduisent un refus culturel du repos, une fuite en avant déguisée en productivité.

La prévention ne peut plus se contenter d’un avertissement discret sur l’étiquette. Elle doit devenir une priorité de santé publique. Elle doit commencer dans les écoles, dans les familles, dans les entreprises. Elle doit déconstruire l’idée que tenir coûte que coûte est une vertu. Elle doit aussi inviter chacun à repenser sa relation à son propre corps, à ses limites, à son rythme naturel. Éduquer à la récupération, à l’équilibre, à la sobriété mentale est un acte thérapeutique autant qu’un acte politique.
L’étude sur la taurine et la leucémie n’est qu’un signal de plus. Mais il serait irresponsable de l’ignorer. Ce que nous buvons, ce que nous consommons, ce que nous infligeons à nos corps n’est jamais neutre. Il est temps de remettre en question les habitudes toxiques que nous avons normalisées.

Car dans chaque canette, il n’y a pas seulement de la taurine. Il y a aussi une vision du monde, une philosophie du dépassement de soi à tout prix. Et c’est cette philosophie qu’il faut aujourd’hui interroger. Pour que l’énergie ne soit plus une marchandise, mais un état intérieur cultivé dans le respect de soi.

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