Chroniques

Carnet de voyage au pays des Tsars (2): Crimée, Einstein et Pouchkine

© D.R

Lundi 17 mars 2014. Direction le Global Entrepreneurship Congress, place du Manège à cinq minutes de marche de l’hôtel. Le chemin qui y mène longe la Place Rouge et le Kremlin. Les forces de police et les militaires parsèment les lieux. Nous devinons que les yeux invisibles sont encore plus nombreux tout autour.

À l’entrée du Congrès, il faut montrer patte blanche. Passage par les portiques de sécurité, inspection des sacs. Les agents de sécurité sont reconnaissables à leurs regards qui vous fouillent littéralement. Des délégués sont venus de 153 pays pour discuter Entrepreneuriat Global, nouvelle doctrine miracle pour sortir les jeunes de l’ornière du chômage, créer des start-up innovantes, promouvoir de nouvelles solutions, pour un monde meilleur.

À savoir. Les congressistes seraient-ils de doux rêveurs ? Des idéalistes attardés ? Des naïfs inconscients de la tension internationale régnante ? Ignorent-ils la réalité des relations entre nations, fondées sur l’intérêt et les rapports de force ?

Durant le congrès, un des panélistes traite de ce que les gouvernements nationaux et locaux devraient faire pour promouvoir l’entrepreneuriat. J’écoute attentivement. Je prie pour que nos politiques rejoignent ses recommandations et trouvent l’inspiration pour instaurer un écosystème qui favorise les entrepreneurs, les vrais créateurs de richesses et d’emplois.

Durant la journée, les nouvelles rapportent le raz-de-marée de la population russophone de Crimée en faveur du rattachement à la Russie. Rien de surprenant. Le soir, le Kremlin publie un communiqué dans lequel il annonce que la Russie, «compte tenu de la volonté des peuples de Crimée exprimée lors du référendum du 16 mars 2014», décide de «reconnaître la République de Crimée comme État souverain et indépendant où la ville de Sébastopol a un statut spécial».

Ce même jour, la Science fait un pas de géant, donnant raison une fois de plus à Einstein. La dernière de ses théories sur l’existence d’ondes gravitationnelles vient d’être validée par les faits. Les physiciens ont levé un bout du voile qui enveloppe les tout premiers instants de la naissance de l’Univers. Présentée au Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, la découverte couronne trois années d’observations dans l’Antarctique de ce que les astrophysiciens appellent «les premiers tremblements du Big Bang».

Écrasé par la portée de la découverte, conscient de la place de l’être humain dans le grand mystère de la création, je mesure l’insignifiance de l’agitation des hommes et la futilité de leurs querelles pour des bouts d’une Terre difficilement décelable à l’échelle de l’Univers.
Entre-temps, on est toujours sans nouvelles du vol MH370. Mes pensées vont aux passagers du mystérieux Boeing 777 de la Malaysia Airlines.

La journée tire à sa fin. Nos hôtes ont bien fait les choses. Direction le musée de Pouchkine. Entre manuscrits, portraits et peintures, nous plongeons dans l’histoire fascinante d’un des plus grands poètes de la Russie des Tsars.

Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, poète, dramaturge et romancier, est né à Moscou le 6 juin 1799 et mort à Saint-Pétersbourg le 10 février 1837, dans une famille aisée de la noblesse russe. Sa mère, la belle Nadiejda Ossipovna Hanibal, descend d’Abraham Pétrovitch Hanibal, esclave africain affranchi et anobli par Pierre le Grand.

Teint olivâtre, lèvres épaisses, cheveux crépus, Pouchkine ne s’aimait guère lorsqu’il était jeune. Adulte, la vivacité et l’éclat de ses yeux bleu acier illuminaient sa peau mate et fascinaient la gent féminine. Libéral convaincu, il n’était ni révolutionnaire ni engagé politiquement. Pourtant, en 1820, il  est exilé par Alexandre 1er pour ses poèmes jugés séditieux. En 1826, Nicolas 1er lui pardonne et le fait revenir à Moscou, à condition qu’il renonce aux débordements de sa jeunesse. Une nouvelle phase de persécution politique débute.

Pouchkine doit informer les autorités de ses moindres mouvements. Son activité littéraire est étroitement contrôlée, le faisant paradoxalement passer pour un odieux collaborateur du despotisme aux yeux de ses amis libéraux.

Les dernières années de sa vie ne sont pas heureuses. Sa famille et celle de son épouse Natalia sont une source de problèmes pratiques et financiers qui le détournent de l’écriture. Ses activités étant constamment contrôlées et interdites par les autorités, il était réduit à mendier l’assistance financière de l’Empereur, assortie de contraintes et de vexations, pour satisfaire les caprices de son insatiable épouse.

Les écarts de cette dernière alimentèrent la circulation de rumeurs venimeuses, et l’entraînèrent dans une série de duels, dont le dernier lui fut fatal. Il reçut une balle de pistolet dans le ventre et mourut deux jours plus tard dans d’atroces souffrances.

Pouchkine était considéré au moment de sa mort comme le plus grand écrivain russe. Sa disparition tragique l’a transformé en véritable légende, adulé à ce jour en Russie. Bien que vivant au cœur de l’ère romantique, par son écriture d’écrivain classique héritier du siècle des Lumières, et par son style simple, précis et élégant, il a libéré la littérature russe de l’influence étrangère.

Fasciné par la contradiction entre la vie mouvementée et l’œuvre harmonieuse de Pouchkine, j’oublie la tension montante dans le monde, et passe ma seconde nuit à Moscou, la tête pleine de pensées inspirées par cette réflexion d’Henri Troyat «S’il avait écrit comme il vivait, Pouchkine eût été un poète romantique, inégal dans son inspiration. S’il avait vécu comme il écrivait, il eût été un homme pondéré, sensible et heureux. Il n’a été ni l’un ni l’autre. Il a été Pouchkine».
À suivre

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