Côté israélien comme côté iranien, le langage officiel emprunte au lexique vidéo-ludique : «objectif neutralisé», «capacités repoussées de trois mois», «victoire stratégique»- autant de badges que l’on épingle avant le prochain niveau.
Il est 4 h 11, quelque part entre Rabat et Casablanca : l’alerte «trêve confirmée» surgit sur nos écrans, aussitôt repoussée dans le flot d’actualités par la dernière recette de «baklava minute». La guerre Iran-Israël ne s’arrête pas ; elle se met simplement en veille, comme un jeu que l’on peut reprendre plus tard. Depuis le 13 juin, date à laquelle les chasseurs israéliens ont pilonné trois sites nucléaires iraniens, tout se déroule à la manière d’une partie de battle-royale : tirs, ripostes, fin de manche, écran de score – puis un nouveau round, à peine quelques heures plus tard, tempéré par un cessez-le-feu négocié en urgence par Washington et Doha.
Dans mon cabinet, cette temporalité hachée déclenche un phénomène bien décrit mais rarement assumé : la dissociation médiée. Le cortex préfrontal, saturé d’images et de notifications, se protège en transformant la violence en abstraction ; la guerre devient un live-stream interactif où les civils ne sont plus que des avatars. Une étude récente de Simon Fraser University montre que l’hyper-connexion renforce les troubles délusionnels et la distorsion du réel. Plus l’événement est spectaculaire, plus l’amygdale – notre détecteur de danger- se déconnecte, laissant place à une indifférence inquiète : nous savons qu’il faudrait s’émouvoir, mais le réflexe ne vient plus.
Cette anesthésie à distance arrange les stratèges. Côté israélien comme côté iranien, le langage officiel emprunte au lexique vidéo-ludique : «objectif neutralisé», «capacités repoussées de trois mois», «victoire stratégique» – autant de badges que l’on épingle avant le prochain niveau. Washington, de son côté, revendique un «recul significatif» du programme nucléaire iranien, tandis qu’un rapport d’intelligence interne admet déjà que les installations critiques ne sont que partiellement endommagées. Comme dans un jeu, la sauvegarde précède toujours la destruction totale : on peut risquer la manette, mais pas l’avancement.
Or, cette grammaire du reset possède un coût psychique précis. Dans la diaspora, j’observe une montée abrupte des crises d’angoisse différée : elles surviennent non pas au moment du bombardement, mais quelques jours plus tard, quand la vie quotidienne reprend ses droits et que l’esprit, soudain moins distrait, mesure l’ampleur de la perte. Les recherches sur l’exposition médiatique aux traumatismes collectifs confirment ce décalage : les images consommées en boucle déclenchent des symptômes post-traumatiques comparables à ceux des victimes directes.
Le paradoxe est cruel : nos écrans nous protègent de l’effroi immédiatement, pour mieux nous y replonger ensuite, dans un brouillard où se mêlent culpabilité et impuissance. Les décideurs, eux, capitalisent sur cette fenêtre d’inattention : chaque annonce de cessez-le-feu, même précaire, devient une preuve d’«efficacité diplomatique», tandis que la comptabilité des morts à Gaza ou à Ispahan glisse en bas de colonne, comme les patch notes d’un jeu en ligne. «Mises à jour mineures», pourrait-on lire – 31 civils aujourd’hui, 27 hier.
Face à cette mécanique, la psychiatrie ne peut pas se contenter de prescrire des anxiolytiques. Elle doit rappeler que la guerre ne se joue pas sur un serveur distant : les déflagrations creusent des sillons dans le tissu social, déplacent l’horloge biologique de centaines de milliers de personnes, accélèrent le vieillissement cellulaire des enfants exposés au stress chronique. Le silence apparent du cessez-le-feu recouvre un océan de cortisol, d’insomnies et de troubles somatiques que l’on diagnostiquera dans trois, cinq, dix ans. Les images, elles, n’expirent jamais ; elles s’archivent dans la mémoire sensorielle, prêtes à resurgir à la première sirène, au moindre sursaut. À quoi sert, alors, de dénoncer la métaphore du jeu ? À remettre la gravité au centre. Tant que la rhétorique politique se présentera sous forme de points d’XP («+1 site détruit», «+1 missile intercepté»), la société continuera de confondre victoire tactique et réalité traumatique. Il ne s’agit pas d’exiger du public une compassion ininterrompue — personne n’en a la capacité — mais de refuser la tentation du divertissement total. L’information peut être concise sans être ludique ; la diplomatie peut parler d’armistice sans reprendre les codes de Call of Duty.
Au fond, le psychiatre et le citoyen partagent la même tâche : maintenir la frontière entre la fiction et le réel. Dire que la souffrance n’a pas de bouton Rewind ; rappeler que chaque frappe aérienne modifie durablement la carte cérébrale de milliers d’enfants ; insister sur le fait que les règles du jeu, ici, n’existent pas. Quand la prochaine notification surgira – peut-être «trêve rompue», peut-être «nouvelle escalade» -, il nous faudra choisir : balayer l’écran d’un geste ou, au contraire, garder l’image suffisamment longtemps pour entendre, derrière le fracas, les battements d’un cœur humain.