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Chronique du psy : Quand l’ennui tue

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

Détresse : Quand la santé mentale est reléguée au second plan, quand les parents, épuisés ou absents, ne savent plus interroger les silences pesants de leurs enfants, quand l’école n’a plus les moyens de détecter la souffrance psychique, la violence devient l’ultime langage d’esprits abandonnés à eux-mêmes.

Bristol, banlieue tranquille, un 20 octobre ordinaire, qui bascule dans l’horreur. Entre les murs d’une maison sans histoire, un adolescent de 17 ans tue sa propre sœur. Le motif, si l’on peut oser appeler ainsi l’inacceptable, tient en un mot : «ennuyante». Cette justification froide, presque irréelle, signe l’acte d’un esprit déconnecté du réel, englué dans une vision du monde où l’autre n’existe plus que comme une variable encombrante.
Dans sa chambre, sanctuaire numérique, le jeune garçon passait des heures absorbé par des mondes virtuels, casque vissé sur les oreilles, yeux rivés à des écrans qui lui promettaient puissance, contrôle et immédiateté. Là, dans ces univers parallèles saturés de violence et de gratification instantanée, il était maître du jeu, conquérant, invincible. Mais dans la vie réelle, face à l’ennui, à l’absence de stimulation, il était désarmé, incapable de supporter la moindre contrariété.
Ce drame n’est pas un simple fait divers. Il est le symptôme aigu d’une époque où les frontières entre réalité et fiction s’effondrent, où la frustration n’a plus de place dans des esprits programmés pour l’immédiateté. Dans les mondes numériques, on supprime d’un clic, on élimine l’obstacle sans conséquence, sans culpabilité. Et parfois, tragiquement, cette logique glisse dans la réalité.
Le cerveau adolescent est une terre en friche, malléable, fragile. Encore en pleine maturation, notamment dans les zones responsables du contrôle des impulsions et de la gestion des émotions. Exposé de façon chronique à des contenus hyper violents, à des interactions déshumanisées derrière des pseudonymes et des avatars, ce cerveau apprend à réagir sans filtres, à effacer l’autre sans même le voir.
Mais ce n’est pas uniquement une affaire d’écrans. C’est l’histoire silencieuse d’une détresse non prise en charge, d’un isolement affectif que rien n’est venu combler. Où étaient les mots pour nommer la colère, la tristesse, l’ennui ? Où étaient les bras pour contenir la fureur, pour rassurer, pour poser les limites salvatrices ? Ce garçon, avant d’être un meurtrier, était un enfant en chute libre, tombé dans l’indifférence des adultes dépassés, dans l’aveuglement d’une société fascinée par ses propres écrans.
Il faut cesser de regarder ces drames comme des aberrations. Ils sont, au contraire, d’une sinistre logique. Quand la santé mentale est reléguée au second plan, quand les parents, épuisés ou absents, ne savent plus interroger les silences pesants de leurs enfants, quand l’école n’a plus les moyens de détecter la souffrance psychique, la violence devient l’ultime langage d’esprits abandonnés à eux-mêmes. Ce meurtre atroce doit nous forcer à poser les bonnes questions.
Quelle place laissons-nous aujourd’hui à l’apprentissage de la frustration, à l’acceptation de l’ennui comme moteur de créativité et de réflexion ? Quelles réponses offrons-nous à cette jeunesse enfermée dans des prisons numériques, où l’émotion est remplacée par le réflexe, et l’humanité par des pixels ?
Il est temps de réinvestir les liens humains, d’enseigner à ces jeunes cerveaux qu’il existe des voies pour exprimer la colère sans détruire, pour traverser l’ennui sans sombrer, pour se sentir exister sans annihiler l’autre. Il est temps de replacer la santé mentale et l’éducation émotionnelle au cœur des priorités sociétales, avant que d’autres chambres, ailleurs, ne deviennent à leur tour des scènes de crime silencieuses.

Par Dr Imane Kendili
Psychiatre & Addictologue
Autrice, Conférencière & Productrice

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