La prise de température à l’entrée des magasins est risible car inutile ; puisque l’agent de sécurité, devant la déferlante, ne peut que dégainer son thermomètre, mais n’a guère le temps de noter ses résultats.

Psychiatre-addictologue
Le déconfinement s’annonce rude car le Marocain confiné est en manque. Un manque viscéral. Un manque qui vous envahit, vous obsède, vous lie, un manque digne d’un sevrage de drogues. L’annonce du déconfinement voit une avalanche s’abattre sur la ville. Les enseignes réputées de denrées de première nécessité, dont la survie du Marocain dépend directement, comme les enseignes connues de vêtements et de chaussures ; certaines affichent même que leurs clients leur ont manqué. Les rues des quartiers à shopping croulent sous les besoins impératifs des clients en manque.
Une frénésie à toute épreuve, faire la queue ne fait plus peur, la prise de température à l’entrée des magasins est risible car inutile ; puisque l’agent de sécurité, devant la déferlante, ne peut que dégainer son thermomètre, mais n’a guère le temps de noter ses résultats.
Le Marocain que nous aimons tant qui avait beaucoup de mal à attendre n’a aucun mal sous un soleil au zénith d’attendre son aliénation vestimentaire après sa récente libération virale.
Un confinement nécessaire qui nous a tenus en laisse volontairement, en alerte, de peur de la maladie et de la mort. Enfermés, en sécurité entre 4 murs, nous avons appris à appréhender la vie autrement, à se sentir exister autrement, à consommer autrement, car les livreurs n’ont pas cessé de sillonner la ville pour notre sécurité émotionnelle consommatrice, livrant fruits ou légumes mais aussi glaces, chocolats, produits de beauté ou lingerie coquine de première nécessité bien entendu.
Bien que fortement préoccupés par le virus dévastateur et tout en comptant les morts, dans l’attente du pic de la courbe de Gauss, prédit scrupuleusement par les stars désœuvrées des infos du soir spécial corona, nous n’avons pas oublié de consommer, de vivre par procuration et de multiplier les like et les followers. Vie sociale oblige, car comment existerais-je sans le regard de l’autre ? Cet autre qui me jauge, me juge, me classe et déclasse au gré de normes et de diktats labiles et instables. Une perte de valeurs tellement palpable que la matérialisation de l’autre devient obligatoire ; pour plus de sécurité et bien avant l’ère du virus, l’homme-objet est l’assurance d’attributs barométriques à adopter pour tous. Plus simple, moins cognitif ni même primal ou instinctif, juste distinctif. Des caractères distinctifs qui tendent à y voir plus clair à l’humain unique, un homme plastique jusque dans sa pensée, mêmes traits, même nez, mêmes lèvres surdimensionnées, mais aussi même vêtement, mêmes accessoires, mêmes étiquettes, même griffe cognitive imagée. Même oralité fixe et latente. Une oralité qui a investi compulsivement les rues marchandes à la recherche d’objets et d’apparats pour se remplir et remplir le vide d’une humanité qui se refuse à la réalité d’une sélection naturelle détrônant l’Homme pour l’avènement d’un virus. L’avènement d’un virus qui balaie toute l’organisation mondiale Nord/sud ou Sud/Nord, sans intelligence ni stratège, sans armes ni idéaux fondamentalistes ; juste un virus. Les failles narcissiques sont trop profondes et les entailles larges du moi dominant ont, certes, été ébranlées par la réalité d’une Terre surmenée, mais continuent à décimer tout sur le passage.
Ainsi, si certains d’entre nous ont cru investir un pèlerinage valeureux introspectif afin de réparer les vivants, encore faut-il que les vivants aient conscience du besoin des réparations. Se réparer nécessite une réelle traversée du désert et le besoin de plonger en soi en assumant ses abysses. Les abysses que nous traînons lourdement tous, nous Marocains, sont les entrailles d’un habitus ancré infaillible que nous revendiquons et refusons dans un même temps. Une société qui porte l’étendard «Tradition et modernité» ne peut construire avec maturité et discernement ses propres préceptes de vie sans souffrance et culpabilité. Comment peut-on associer tradition et modernité ? Autant d’injonctions contradictoires qui éventrent la confiance en soi et nous enferment dans un échec émotionnel et social prédit d’avance.
Comment ne pas prévoir un taux de dépression et de troubles anxieux en hausse quand les choix de vie incombent, culpabilité héritée oblige, au double boulet d’inconvénients d’une société traditionnelle revendiquée épousant une société moderne polémiquée.
Une femme avec un travail reconnu et un salaire conséquent est idéale, mais doit être en même temps l’épouse soumise une fois à la maison.
Une femme doit être mince et sportive mais excellente cuisinière et recevoir des tablées entières. Ainsi, faire des études et être bardée de diplômes avec une reconnaissance intellectuelle est valorisant pour la femme, mais tous les mâles environnants fuiront cette castration à des kilomètres à la ronde. Ce qui est épuisant car l’ascendante mère, elle, tradition oblige, attend la finalité statutaire sociale qui reste la case «mariage» malgré tout ce que la modernité et les revendications scandées de libertés diverses peuvent dire.
Pourquoi cette description ? Simplement parce que nos queues post-confinement nourrissent les besoins émotionnels insatisfaits des femmes et que les achats compulsifs ou la frénésie du shopping couplés aux affects dépressifs et anxieux et à un manque de reconnaissance notoire sont l’apanage des femmes.
Devant la fièvre acheteuse, hommes et femmes ne sont pas égaux et vous n’entendrez pas d’hommes vous dire «je vais faire du shopping pour aller mieux». C’est statistique.
Se remplir pour combler un vide qui ne fait que se creuser de plus en plus est un trait de l’homme moderne. Les pathologies qui en découlent sont nombreuses mais les plus en vogue, avec l’avènement du virus, reflètent une oralité immature : consommer, consommer, consommer à s’étouffer.
Mais plus précisément manger et acheter. Le déconfinement voit la ruée vers les magasins de vêtements et les fastfoods ; la déferlante ne concerne que peu l’activité physique ou les soins du corps et de l’esprit. Vider semble peu important et remplir creuse l’abîme paradoxalement.
Plus on en a, plus on en veut. Plus on en veut, plus on en a besoin. Plus on en a besoin, plus on s’attache. Plus on s’attache, plus on s’aliène. La fuite de l’autre qui ne me ressemble pas, et les difficultés du «moi» relationnel échappant au cadre entraîne une perte de contrôle. Consommer devient vital et intègre notre système homéostatique primaire. Manger, dormir et se reproduire sont secondaires car je consomme donc je suis. J’existe.