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Chronique : La pipe de «kif»

© D.R

«Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase de cristal, et posé à côté d’une cuillère de vermeil, sur chaque soucoupe.
La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme ; ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec force.
«Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis», me dit-il en me tendant la dose qui me revenait.
Chacun ayant mangé sa part, l’on servit du café à la manière arabe, c’est-à-dire avec le marc et sans sucre.
Puis l’on se mit à table».
«Le Club des hachichins».

Théophile Gauthier

Par Dr Imane Kendili
Psychiatre-addictologue

On légalise le cannabis. Annonce qui tombe à pic entre économie qui vacille et santé mentale qui bat de l’aile.
Discordance et ambivalence sont au rendez-vous.
On légalise le cannabis à des fins médicales et industrielles. Mais l’usage récréatif ou la consommation en tant que drogue, car c’est bien une drogue, retrait ou pas de la liste des stupéfiants le 3 décembre dernier. Les écrits scientifiques sont clairs. Maintenant pourquoi omet-on de parler de l’usage et l’abus de cannabis sous toutes ses formes à des fins psychoactives, soit fumé, ingéré, dégusté…
Cet oubli volontaire ne me rassure pas et je ne me dis guère que puisqu’on n’en parle pas, la légalisation sera intelligemment dirigée vers l’industrie et le fameux CBD médical seulement. Bien au contraire ! Si on n’en parle pas, si on ne débat pas du cannabis à usage récréatif, comment mettre en place des normes et des taux de THC à respecter ? Comment mettre en place des commissions d’hygiène et de toxicologie ? Comment mettre fin au marché parallèle et aux contrebandiers ? Comment permettre une taxation mesurée ?
Comment protéger les cerveaux des jeunes par un âge barrière de consommation et de permissivité ?
Omettre ce débat nous plonge dans une politique «autruchienne» qui interpelle les professionnels de santé mentale. Car les patients lourds se voient déjà prescrire du cannabis pour gérer leurs pathologies lourdes mentales.
La sensibilisation et la réduction des risques ne sont pas abordées. On parle d’aider les petits agriculteurs et les coopératives à la radio. Quelle risée ! Depuis quand le cannabis profite aux agriculteurs ?
L’historique est bref et assez clair pourtant.

La volonté politique est là, soulignée par les plans de santé mentale incluant la prise en charge des toxicomanies et ce, depuis 2012.
Mais pas seulement puisque nous avons ratifié bien des conventions et mis en place bien des programmes à faire rougir toute la région MENA.
Se refusant d’être pédants et trop chiffrés, revenons très vite sur les chiffres clés du cannabis au Maroc.
En 2014, l’Observatoire national des drogues et addictions (ONDA) évaluait à 800.000 le nombre d’usagers de drogue au Maroc, dont 95% de consommateurs de cannabis. Un lycéen sur 10 avait touché au moins une fois à ce produit, tandis qu’un lycéen sur 30 en fumait plus ou moins régulièrement.

En 1997, Pascual Moreno, agronome espagnol, rapporte pour les producteurs marocains (du paysan au grand trafiquant) un chiffre de 1.816 millions de dollars. Or, selon lui, la vente du kif par les paysans ne représenterait que 13%. Je ne retrouve pas plus d’informations après, donc je m’excuse d’avance de toute omission.
Mais alors parle-ton en pesant les paramètres déjà probants ou décide-t-on d’un projet de loi partiel sans inclure l’impact socio-comportemental. Le substrat est bio-psycho-social et les conséquences comportementales, impulsivité, violence, troubles du comportement, impacts organiques et psychologiques…sont les mêmes. Un bémol pour le cannabis : lien scientifique établi entre cannabis et amorce de maladie mentale. Au risque de me répéter. La technique du disque rayé reste un outil qui a porté ses fruits. Les titres à sensation risquent d’exploser, car qu’on le veuille ou pas, un jeune adulte sous alcool n’égorge pas ses parents mais un psychotique ou schizophrène oui. Et là le cannabis a toute sa place. Vous me parlerez d’incidence. Je vous parlerai du nombre de psychotiques débraillés hallucinés se nourrissant dans les poubelles et déambulant autistiquement dans les rues de nos villes. Regardez Essaouira. Belle ville. Grande consommation. Grande incidence de sans-abris négligés.
Prévenir. Soigner. Sensibiliser. Informer. Réduire les risques.
Comment ?
La réduction des risques est faite pour pencher la balance vers les avantages et réduire les inconvénients ou leurs impacts politico-économiques et psycho-sociaux.
L’utopie d’un monde sans drogues n’est guère à envisager. Mais un Maroc réduisant son taux de criminalité, de violence, de désinsertion sociale et augmentant l’accès au travail par l’indépendance, la créativité, la réhabilitation, la responsabilisation et la maturité est possible.
Le sur-mesure est à réfléchir. Les gommes ou les gâteaux à base de cannabis en Californie ne sont pas l’apanage de la modernité. La friandise au cannabis a débuté dans nos cuisines et continue à être offerte dans les mariages à Marrakech et ses régions. Des corrélations sont à faire. Corrélez l’index sexué des consommateurs garçons ou filles au taux sexué d’étudiants universitaires. Corrélez le taux d’incarcération masculine à la consommation et au taux de récidives. Corrélez le taux de prostitution masculine et féminine à la consommation de drogues et son impact duel psychiatrique. Et n’oubliez pas d’y ajouter un zeste de postmodernité traditionnelle immature où le garçon est roi. Avec notre pyramide démographique, le comité d’étude et d’application des lois doit bien se tenir et surtout être informé et spécialisé.
Une politique de santé publique s’impose. Sur le terrain et pas seulement sur le papier !
A chacun sa pipe.

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