Chroniques

Il ne faut pas survivre, il faut revivre

© D.R

On a beau éviter le vide, celui-ci finit par nous trouver. Surtout le vide de la pensée, de la conception intellectuelle des choses. Autant y aller en toute liberté et l’affronter.

Voici le cheminement que devrait prendre tout individu durant ce laps de temps qui correspond à son existence: éviter la posture de l’esprit étroit qui, toujours, sans exception aucune, quand il rapporte ce que l’intelligence dit, il n’est jamais dans la transmission fidèle de la teneur de ce qu’il a entendu, puisqu’il ne fait que traduire pour lui-même, dans une approche audible et compréhensible pour lui-même, ce que les autres affirment. Cette démarche tronquée est coupable de travestir l’entendement de ce qui relève d’une logique implacable de certaines manifestations de l’esprit face aux phénomènes de la vie. Elle est aussi coupable de jeter un voile d’opacité sur la clarté.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, sans l’ombre d’un doute, que ce sont nos choix qui déterminent nos vies et non la chance, le hasard ou ce que certains nomment destin. Nos choix d’y voir clair, de ne pas oblitérer la vision en déformant le contenu et la signification des choses qui font nos vies, dans les moindres détails. Partant de ce postulat à la fois simple et rigoureux, personne, absolument personne d’entre nous, ne peut prétendre au paradis sans traverser les enfers. Ceux-ci peuvent prendre corps dans la pensée et dans ce qu’elle a de plus percutant, de plus juste, de plus logique. Parce que, avec la rigueur et la logique, avec la faculté d’aller au fond de ce qui impacte nos existences, c’est au bout du désert que nous pouvons juger de notre valeur intrinsèque et réelle face à nous-mêmes. On a beau éviter le vide, celui-ci finit par nous trouver. Surtout le vide de la pensée, de la conception intellectuelle des choses. Autant y aller en toute liberté et l’affronter. Quoi qu’il puisse advenir de nous dans ce face-à-face avec notre vacuité ou notre consistance, on peut être certain que c’est mieux que de se faire avaler par le désert. Le désert cognitif, le vide des sens, cette infinie étendue du néant à la fois des émotions et de leurs corollaires les sentiments qui en définissent et l’origine et les multiples finalités. Car, il ne faut pas se leurrer, celui qui saute dans le magma n’est pas celui qui se fait dissoudre par la lave qui éclate et dévale la pente. La différence va au-delà de la nuance. Et tout le monde n’a pas le courage d’Empédocle.
C’est partant de cette vision de soi face à la vie que l’on vérifie, sans ambages, que pour ceux qui croient, aucune preuve n’est nécessaire. Tout comme il est vérifié que pour ceux qui ne croient pas, aucune preuve n’est suffisante. Face à une posture aussi inextricable devant ce que nous sommes censés être et comment nous devons agir, pour de nombreuses personnes, une large majorité, il faut le dire, il y a une attitude toute simple et grégaire : se croire un personnage. Parce que ceci est fort commun et fort aisé. On y fait l’homme d’importance et l’on n’est souvent qu’un individu parvenu.
C’est proprement un mal de chez nous.
Tout le monde prétend à une position, à un statut, du simple fait qu’il a décidé de le prétendre. Et il s’en accommode. Cela devient la règle. Une seconde nature qui finit par bouffer la première et l’annihiler. On se retrouve alors avec des personnes qui ne sont rien, qui ne font rien, qui ne peuvent prétendre à aucune action sauf celle de se croire quelqu’un et d’en adopter les formes, tant mal que bien. Et, ce qui est le comble du ridicule, c’est que la mascarade prend, l’illusion fonctionne. Le trompe-l’œil aveugle et oblitère la vision. «C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire», disait ce fin connaisseur des tréfonds humains, Jean de La Bruyère.
Car, c’est ce manque de recul et de jugement qui remplit le monde de bruit et de cacophonie stridente. Les uns et les autres, beaucoup-trop-nombreux, parlent, radotent, dans une diarrhée logorrhéique, dans un flux tendu, remplissant l’atmosphère d’une chape de bêtise criante. Et plus celle-ci est grosse, plus l’individu qui la déverse est heureux de son fait. Une terrible ignorance qui se rengorge d’elle-même jusqu’à l’aérophagie. Ce qui nous fait vérifier que la véritable ignorance n’est pas l’absence du savoir, mais le refus de l’acquérir.
Ce refus qui prend des allures d’automatismes refusant tout ce qui peut remettre en cause ce vide de savoir. On s’obstine à s’aveugler pour ne jamais laisser la lumière entrer et éclairer un cerveau obscurci par son inanité et sa mise sur pause.
C’est là, face à ce type d’atavisme que l’on vérifie ceci : «De tous les animaux de la création, l’homme est le seul qui boit sans soif, qui mange sans avoir faim, et qui parle sans avoir quelque chose à dire», comme l’avait précisé John Steinbeck. Autrement dit, seuls les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut. Les autres n’arrivent pas à faire ancrage. Le sol leur glisse sous les pieds parce qu’ils n’ont aucune racine, aucune ossature. C’est aussi face à cette réalité qu’il faut se souvenir de ceci : beaucoup d’hommes partent pêcher toute leur vie sans savoir qu’ils ne cherchent pas le poisson, mais eux-mêmes. À chaque prise, ils vérifient qu’ils sont encore loin d’y être parvenus. Ils sont condamnés à pêcher dans les eaux troubles, dans les mares, dans des flaques d’eau qu’ils agitent pour leur donner l’illusion de la profondeur. Cela équivaut pour une grande majorité à se noyer dans un verre d’eau presque vide. Alors, pour celui qui a décidé de marcher dans son désert, nul chemin de traverse n’est possible. Il faut tenir le soleil qui s’abat sur nos têtes. Il faut résister à la soif et être taillé pour le vide. Pour l’homme qui a choisi les chemins les plus durs, il ne faut pas que survivre, il faut surtout trouver les moyens de revivre.

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