Chroniques

La «Brain Rot» : Quand le numérique prend le contrôle de nos esprits

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

La «Brain Rot» se manifeste comme une crise insidieuse, affectant profondément la santé mentale, les comportements sociaux, et la structure de la société dans son ensemble.

Le numérique, omniprésent dans nos vies, est à la fois une bénédiction et une malédiction. Si les technologies connectées ont facilité notre quotidien, elles ont aussi ouvert la porte à un phénomène inquiétant : la «Brain Rot». Littéralement traduite par «pourriture du cerveau», cette expression, récemment désignée mot de l’année 2024 par l’Oxford University Press, décrit la détérioration des capacités mentales et intellectuelles causée par une consommation excessive de contenus numériques de faible qualité. En tant que psychiatre, je constate quotidiennement les effets insidieux de cette «érosion mentale» sur mes patients, notamment chez les jeunes. Ce phénomène, bien que global, trouve des échos particuliers dans notre société, où l’accès massif aux smartphones et aux plateformes numériques a transformé les comportements, les habitudes, et même les interactions sociales.
La «Brain Rot» est un fléau silencieux qui gagne du terrain au Maroc. Elle se manifeste par une fatigue mentale persistante, une difficulté croissante à se concentrer, une baisse significative de la créativité et une dépendance aux contenus simplistes diffusés sur les plateformes numériques. Si ce phénomène est mondial, il prend une ampleur particulière au Maroc en raison de plusieurs facteurs socioculturels et technologiques. Avec un taux de pénétration d’Internet dépassant 80 % et près de 60 % des Marocains équipés de smartphones, les jeunes générations sont plus connectées que jamais. Selon une étude récente, les Marocains passent en moyenne 6 heures et 30 minutes par jour sur Internet, un chiffre qui monte à 8 heures pour les adolescents. Ces heures sont principalement consacrées à la consommation de contenus courts et distrayants, tels que les vidéos humoristiques ou sensationnalistes, souvent dénuées de valeur éducative. Cette hyperconnectivité pousse les jeunes à délaisser des activités enrichissantes, comme la lecture, le sport, ou les discussions familiales. Dans de nombreuses familles marocaines, les écrans sont encore perçus comme des outils pratiques, voire éducatifs. Les parents, souvent peu sensibilisés aux risques numériques, offrent des smartphones à leurs enfants dès l’âge de 7 ans en moyenne, selon une enquête locale. L’absence de contrôle parental ou de limites claires expose ces enfants à une consommation excessive et non encadrée, créant ainsi un terrain propice au développement de troubles liés à l’usage excessif des écrans. Le numérique devient alors un substitut d’interaction sociale, où les enfants et adolescents trouvent refuge, parfois au détriment de leur santé mentale.
Contrairement à certains pays où l’éducation numérique est intégrée dès le primaire, le Maroc accuse un retard flagrant. Les écoles ne proposent pas encore de cours systématiques pour apprendre aux élèves à utiliser les technologies de manière responsable. L’exposition précoce et massive à Internet, sans accompagnement éducatif, rend les jeunes particulièrement vulnérables. Ils tombent souvent dans le piège des algorithmes qui favorisent la consommation passive et addictive de contenus futiles, réduisant leur capacité à développer un esprit critique.
Prenons l’exemple de Samir, un adolescent marocain de 16 ans, qui illustre parfaitement les effets de la «Brain Rot». Originaire de Casablanca, Samir était autrefois un élève prometteur, intéressé par la lecture et les sciences. Mais depuis qu’il a reçu un smartphone à l’âge de 13 ans, son comportement a radicalement changé. Aujourd’hui, il passe plus de 7 heures par jour à regarder des vidéos sur des plateformes populaires, négligeant ses devoirs scolaires et ses relations sociales. Lorsque ses parents ont consulté, ils décrivaient un adolescent apathique, irritable, qui avait perdu tout intérêt pour ses activités habituelles. Après une évaluation psychologique, il est apparu que Samir souffrait d’anxiété sociale et de troubles de l’attention, exacerbés par une dépendance aux contenus numériques. Sa performance scolaire avait chuté, et il passait ses nuits à «scroller» au lieu de dormir, entraînant une fatigue chronique.
Grâce à une prise en charge comprenant une thérapie cognitive et comportementale, ainsi qu’un encadrement numérique progressif, Samir a pu retrouver une partie de son équilibre. Cependant, son cas illustre à quel point l’exposition non régulée aux écrans peut avoir des conséquences profondes sur les jeunes Marocains.
Avec des millions de jeunes Marocains exposés quotidiennement aux réseaux numériques, les répercussions de la «Brain Rot» vont bien au-delà des cas individuels. Ce phénomène menace le bien-être collectif, impactant non seulement la santé mentale des individus, mais aussi leur capacité à contribuer activement à la société.
La solution ? Elle repose sur une mobilisation collective pour sensibiliser les familles, intégrer l’éducation numérique dans les écoles, et encourager des alternatives enrichissantes aux écrans. Car il ne s’agit pas seulement de réduire le temps passé en ligne, mais de réapprendre à utiliser les technologies pour amplifier notre potentiel humain, et non pour le limiter.
La «Brain Rot» se manifeste comme une crise insidieuse, affectant profondément la santé mentale, les comportements sociaux, et la structure de la société dans son ensemble. Sur le plan psychologique, les troubles de l’attention sont parmi les conséquences les plus répandues. Les jeunes, habitués aux contenus courts et rapides, peinent à se concentrer sur des tâches nécessitant une attention soutenue, comme les études ou les responsabilités professionnelles. Cela s’accompagne souvent d’une anxiété accrue, alimentée par une constante comparaison sociale sur les plateformes numériques. Ces dernières projettent des standards de beauté, de richesse et de réussite inaccessibles pour beaucoup, plongeant les utilisateurs dans un sentiment d’insuffisance et d’infériorité. À long terme, cette dynamique engendre une «dépression numérique», où l’exposition continue à des contenus de faible valeur crée un sentiment de vide, réduisant l’intérêt pour des activités épanouissantes.
Sur le plan comportemental, la «Brain Rot» favorise un isolement social croissant. Alors que les technologies sont censées connecter les individus, elles éloignent paradoxalement les jeunes de leurs relations réelles. Les interactions avec la famille ou les amis sont souvent remplacées par des heures passées devant un écran, créant un déséquilibre dans les relations humaines. De plus, la dépendance numérique, encouragée par les mécanismes de gratification instantanée des plateformes, piège les utilisateurs dans un cycle constant de consommation, perturbant leurs rythmes biologiques, notamment le sommeil.
À l’échelle sociétale, la «Brain Rot» compromet également l’éducation et la pensée critique. Les élèves, habitués aux contenus légers et superficiels, perdent leur capacité à s’engager dans des apprentissages complexes. Cela nuit à leur performance académique et à leur développement intellectuel. En parallèle, l’incapacité à évaluer les informations en ligne rend les jeunes vulnérables à la désinformation, ce qui peut engendrer des divisions sociales et alimenter la méfiance envers les institutions.
Pour endiguer les effets de la «Brain Rot», une approche globale et audacieuse s’impose. La sensibilisation et l’éducation doivent en être les piliers centraux. Dans les foyers, les parents jouent un rôle fondamental. Ils doivent impérativement prendre conscience des dangers liés à une consommation excessive des écrans et instaurer des règles strictes. Par exemple, bannir l’utilisation des téléphones durant les repas ou avant le coucher permet de préserver des moments de qualité en famille et d’améliorer le sommeil. Dans les écoles, l’introduction de cours d’éducation numérique devient incontournable. Ces programmes doivent inculquer aux élèves des compétences essentielles, comme naviguer de manière responsable sur Internet, vérifier la fiabilité des sources d’information et privilégier des contenus constructifs.
Par ailleurs, encourager un mode de vie équilibré est capital. Une alimentation riche en oméga-3, qu’on retrouve dans les poissons gras et les noix, ainsi qu’en antioxydants présents dans les fruits et légumes, contribue à optimiser les fonctions cérébrales. L’activité physique régulière, pour sa part, stimule la production de neurotransmetteurs tels que la dopamine, favorisant une meilleure humeur et une gestion plus efficace du stress. De plus, instaurer des routines de sommeil régulières, tout en limitant l’exposition aux écrans avant de se coucher, est primordial pour protéger les cycles naturels du sommeil.
Proposer des alternatives aux écrans représente également une démarche essentielle. Les activités sportives, artistiques ou culturelles permettent aux jeunes de s’éloigner des contenus numériques et de renouer avec des expériences enrichissantes. Organiser des événements communautaires, tels que des journées sans technologie ou des ateliers créatifs, peut renforcer les liens sociaux tout en ravivant l’intérêt pour les relations humaines.
Enfin, il est impératif d’offrir un soutien psychologique approprié. Les jeunes qui souffrent d’anxiété liée à la comparaison sociale ou d’une dépendance numérique doivent avoir accès à des services de santé mentale spécialisés. La formation des professionnels de santé pour qu’ils soient capables de repérer et de traiter ces troubles émergents constitue une priorité majeure pour garantir une prise en charge optimale.
La lutte contre la «Brain Rot» exige une mobilisation collective. Les parents, les enseignants, les professionnels de la santé et les décideurs politiques doivent unir leurs efforts pour instaurer un environnement numérique plus équilibré. L’objectif est de protéger les jeunes générations non seulement des effets néfastes des écrans, mais aussi de préserver leur créativité, leur esprit critique et leur bien-être général. Car au-delà des écrans, c’est leur avenir — et celui de toute notre société — qui se joue.
La «Brain Rot» n’est pas seulement un problème individuel ou générationnel : elle est le symptôme d’une société dépassée par l’accélération technologique. Ce phénomène met en lumière un déséquilibre profond entre notre capacité à intégrer la technologie de manière saine et l’impact qu’elle exerce sur nos esprits et nos corps. Cependant, il est important de comprendre que cette crise n’est pas une fatalité. Avec une action collective et coordonnée, nous pouvons non seulement freiner ses effets, mais aussi reconstruire une société où l’humain reprend sa place au centre des priorités. L’objectif de cette mobilisation collective est clair : préserver la créativité, la pensée critique et le bien-être global de nos jeunes générations. Mais au-delà de leur développement personnel, il s’agit aussi de garantir l’avenir de notre société. Une société saine repose sur des individus capables de réfléchir, d’interagir et de créer, et non sur des esprits consumés par des habitudes numériques destructrices.
L’intégration d’une alimentation équilibrée, d’une activité physique régulière, et de moments de déconnexion numérique dans notre quotidien est une première étape cruciale. En tant que psychiatre, je suis convaincue que ces efforts, combinés à une sensibilisation et à une régulation collective, peuvent transformer une menace en opportunité : celle de redéfinir notre relation à la technologie, en la plaçant au service de notre développement et non au détriment de notre humanité. En fin de compte, la «Brain Rot» n’est pas seulement un défi à surmonter. C’est une occasion unique de réfléchir à ce qui compte vraiment dans nos vies. Au-delà des écrans, ce que nous devons protéger, c’est notre santé mentale, nos relations humaines et notre capacité à rêver et à bâtir un monde meilleur. Parce qu’en préservant notre humanité, nous préservons notre avenir.

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