Chroniques

La lanterne de Diogène

© D.R

Diogène avait une formule pour décrire cet état d’esprit dans lequel pataugent les humains aujourd’hui, quand il nous raconte son anecdote de l’homme sillonnant la cité à midi portant une lampe allumée.

Quand les passants lui demandent pourquoi il traîne avec lui cette lampe, il leur répond, avec ironie, je cherche un homme. «Retranche tous ces engagements que tu voyais s’imposer à toi et qui sont autant de bagages qui t’entraînent au fond de la mer», souligne Diogène.
Pour l’écrasante majorité des gens, la vie se résume à ces bagages qui les font couler. Alors que l’existence peut être plus simple en évitant le trop-plein de choses, en se délestant du superflu et en se contentant du peu, surtout son libre arbitre, sa capacité de dire non, sa faculté de choisir son chemin, de préférence celui que personne n’a encore foulé pour l’inventer au fur et à mesure qu’il y avance.
C’est toujours ce même Diogène qui avait rapporté ceci : «Pour Socrate il n’existait qu’un bien: le savoir, et qu’un mal: l’ignorance; la richesse et la noblesse étaient aussi un mal, et non pas une marque d’honneur». Ceci pour dire que les véritables vertus sont ailleurs. Elles résident dans le refus du compromis et de la compromission, dans la volonté de distanciation avec le commerce mercantile des uns et des autres, dans l’introspection et le refus de juger, dans sa capacité à être seul et de ne pas se sentir en mauvaise compagnie. Tout le reste n’est que subterfuge et tractatus d’un esprit affaibli et dérangé, qui n’a pas les aptitudes d’évoluer dans des sphères élevées, sur les hauteurs glaciales où seule l’acuité et le regard aiguisé sur l’existence serventt de baromètre. «Certains sont jugés grands parce qu’on mesure aussi le piédestal», disait Sénèque pour nous rappeler à quel point on se fourvoie en jugeant selon les apparences et en se fiant à ce que la communauté a érigé comme vérité.
Il n’y a pas de vérité en dehors de celle que notre propre cheminement nous apprend à nos dépens, parce qu’on aura laissé tant de plumes en cours de route avant de saisir un tant soit peu le pourquoi du comment de ce cheminement dans les jours. «Est-il possible de faire avec la multitude une collectivité d’hommes libres au lieu d’un rassemblement d’esclaves», se demande Gilles Deleuze.
Est-il nécessaire de proposer ici une quelconque réponse !
Regardez le monde autour de vous, jetez un œil sur les sociétés, toutes cultures confondues, là où vous portez les yeux, il n’y a que des camps où sont concentrés des esclaves heureux de leur condition. Et si, par malheur, un individu ose sortir du camp, on se ligue et on décide sommairement du peloton d’exécution.
Sortir du rang est un danger pour la communauté. Refuser d’être une bête de somme fait peur au conglomérat. «Les peuples opprimés perdent toutes leurs valeurs morales. Quand l’homme croupit longtemps dans la fange, il devient une bête de somme. Il ne se soucie plus que de boire, manger et copuler», assénait Ibn Khaldoun. Aujourd’hui, dans le monde où l’on vit, sur les huit milliards d’humains, l’écrasante majorité ne peut plus ni penser, ni réfléchir, ni se soucier d’autre chose que de se mettre quelque chose dans le ventre, entretenir la tuyauterie intérieure, éventuellement se reproduire.
Pour le reste, l’esprit, la spiritualité, le contact au monde, à soi, aux autres, à la nature, au cosmos, aux infinies manifestations de la beauté dans ce monde, presque personne n’en est plus capable. Seule une unique religion tient le haut du pavé : l’argent. Tout le monde en est l’esclave assumé. «Il n’y a rien de plus vulgaire et vil qu’une mesquine vie de bourgeois, avec ses petits deniers, ses victuailles, son babillage insipide et ses vertus conventionnelles. Le cœur brûle en cendres face à une existence livrée au travail moyennant quelque denier croyant que l’argent est tout», souligne ce fin psychologue qu’était Anton Tchekhov.
C’est si triste, si tragique, si pathétique que de penser avoir vécu alors qu’on n’a même pas existé quand on aura passé plus de soixante ans à trimer des heures durant, tous les jours, le dos courbé, échiné, servile et mesquin, pour s’acquitter d’une corvée et percevoir un pécule en contrepartie. Dans cette mort de l’âme, ils sont des milliards à brader leurs vies pour rien.
Nous tous, qui croyons en ces haillons comme parure d’une vie décente, avons tort de liquider ce temps qui nous est imparti en dormant huit heures, en trimant dix heures et en tentant de nous persuader de continuer le lendemain, de la même façon, le même cycle, jusqu’à notre date de péremption, qui porte un nom terrible, d’une laideur inhumaine : la retraite : «Comment diable un mec peut-il apprécier d’être réveillé à six heures trente par un réveil, de bondir de son lit, s’habiller, ingurgiter un petit déjeuner, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux, se bagarrer en bagnole pour arriver dans un endroit où il fait essentiellement du fric pour quelqu’un d’autre et où on lui demande de dire merci pour la chance qu’il a ?», a résumé ce poète maudit qu’était le génial Charles Bukowski.

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