Chroniques

La RSE implique un modèle comptable cohérent avec une soutenabilité forte

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Tous les dommages sociaux et environnementaux ne peuvent être financièrement compensés : une indemnité financière ne peut compenser la dégradation de la santé du travailleur exposé à l’amiante ou une perte de biodiversité.

Lorsque l’on aborde la question de la création de valeur, il est commun, en gestion, en économie et, plus largement, dans l’ensemble des sciences sociales, d’évoquer les ressources humaines, les ressources naturelles et le capital. Les mots employés sont lourds de sens…
Nous n’avons pas précisé que le « capital » était « financier ». Tout le monde l’a compris ainsi. Mais une simple prise de recul sémantique met en évidence que, dans cette manière de s’exprimer, l’homme et la nature ne sont que de simples «ressources» au service de ce qui est «capital», donc «essentiel» à préserver et à faire fructifier : les apports financiers.
Dans la même veine, le terme «croissance» ne s’entend qu’au sens économique, à savoir la variation du PIB de l’année «n» rapporté à celui de l’année «n-1». Et, pour la majorité des économistes, la croissance est synonyme d’amélioration du bien-être. Même si à y regarder de plus près, un accident, une catastrophe environnementale, voire une guerre, génèrent ensuite de l’activité économique pour réparer ou reconstruire ce qui a été détruit, et donc cette croissance tant recherchée. Forcément, les économistes décroissants nous renvoient alors à l’âge de pierre. Il n’y a qu’un Pierre Rabhi pour croire en une sobriété heureuse…
Le terme développement est victime d’un même amalgame. Pour beaucoup, il ne peut être autre qu’économique. Pourtant, le développement durable ne serait qu’un oxymore, une forme de «greenwashing» sémantique pour donner l’illusion que notre modèle économique, couplant capitalisme et marché moyennant des adaptations à la marge, saura répondre aux enjeux sociaux et environnementaux.
N’est-il pas possible de concevoir une croissance ou un développement autre qu’économique ? Où la décroissance serait conçue comme une alternative à une forme de croissance exclusivement fondée sur la production de biens matériels, consommant toujours plus de ressources naturelles ? Où le développement consisterait en l’acquisition de connaissances, de savoirs, de spiritualité ? On pourrait, alors, raisonner en termes d’«altercroissance». L’expression «développement durable» retrouverait, alors, son potentiel sémiotique originel: celui de désigner un modèle d’évolution de la société basé sur d’autres objectifs que la production de toujours plus de biens et de services à consommer.
Une façon de contourner le problème est de raisonner en termes de «soutenabilité». La soutenabilité faible consiste à penser qu’il est possible d’adapter le modèle économique existant pour le rendre compatible avec les enjeux du développement durable : développer des technologies moins polluantes – la voiture électrique remplace le diésel – et compenser les dommages – donner 5 euros pour planter des arbres afin de rendre le voyage Paris-Berlin neutre en CO2 -. A l’inverse, la soutenabilité forte implique de changer en profondeur le modèle économique. Une technologie moins polluante continue à impacter l’environnement – quid de l’énergie qui fait avancer la voiture électrique, du recyclage des batteries, de l’extraction des terres rares qui les composent, etc. ?. Tous les dommages sociaux et environnementaux ne peuvent être financièrement compensés : une indemnité financière ne peut compenser la dégradation de la santé du travailleur exposé à l’amiante ou une perte de biodiversité. Il s’agit donc de produire des biens et des services qui n’impactent pas le «capital» naturel ou le « capital » humain. Ces derniers deviennent aussi essentiels («capitaux») à préserver et développer que le «capital» financier.
Imaginer un modèle économique de soutenabilité forte implique de revoir, également en profondeur, nos outils de gestion. La comptabilité est un exemple parfaitement illustratif. Les normes comptables en vigueur visent à rendre compte de l’usage fait du capital financier, dans quelle mesure il est préservé, il a fructifié et, surtout, depuis les IFRS, à donner une information aux investisseurs sur les perspectives futures de rentabilité financière (utilement complété par la notation financière). Ici, la nature et l’homme ne sont que des ressources destinées à faire fructifier ce qui est capital, l’investissement financier. Le dirigeant d’entreprise, évalué à cette aune, n’aura, comme le soulignait Milton Friedman il y a déjà 60 ans, qu’une seule et unique responsabilité sociale : celle d’utiliser au mieux les ressources pour accroiître les profits (1). On l’aura compris, les normes comptables actuelles n’intègrent pas la question de la soutenabilité. Espérer une responsabilité sociale et environnementale des entreprises impose un changement des règles d’évaluation de la direction. Donc une réforme en profondeur des normes comptables.
Depuis le début des années 1990, de multiples réflexions ont émergé, dans la communauté scientifique, pour amender ces normes comptables. L’enjeu est de faire apparaître, aux côtés de l’information financière, l’impact environnemental et, parfois, mais non systématiquement, l’impact social de l’activité de l’entreprise. On mesure, alors, une forme de consommation du patrimoine naturel (et parfois humain) qui va être défalqué du résultat financier. Cela implique d’internaliser les externalités négatives (2), donc, implicitement, de considérer que tout dommage social ou environnemental peut être financièrement compensé. Ainsi, une entreprise qui pollue un lac sera quitte si elle compense financièrement le coût social estimé du dommage (3). Idem pour celle qui aura, du fait des conditions de travail qu’elle impose, dégradé la santé de ses employés. On est, ici, dans le cadre d’une soutenabilité faible.
Passer au stade de la soutenabilité forte implique, non plus d’adapter les normes comptables existantes, mais de les repenser en profondeur. L’homme comme la nature doivent être, alors, considérés comme aussi capitaux à préserver que l’investissement financier. On parlera, alors, de comptabilité intégrée (4), voire de comptabilité en triple capital. L’enjeu, pour les entreprises, sera de rendre compte de ce qui a été fait du «capital social», comme du «capital naturel», au même titre que du «capital financier ». Le postulat sous-jacent, inhérent à la logique de soutenabilité forte, est qu’une atteinte au capital humain ou naturel ne peut être compensée par une surperformance du capital financier. Mais comme le souligne Jacques Richard, concepteur du modèle CARE, il s’agit là d’opérer une « révolution comptable» (5).
On l’aura compris, s’engager de manière concrète dans la voie de la RSE implique de revoir en profondeur les outils de gestion, au premier rang desquels se trouvent les normes comptables. En effet, implicitement, ces dernières édictent les règles d’évaluation des entreprises, et donc de leur direction. Il est illusoire de croire qu’une entreprise pourra être socialement et environnementalement responsable si elle continue à n’être évaluée qu’à l’aune de sa performance financière.

(1) Friedman M. (1962), «Capitalism and Freedom», University of Chicago Press, Chicago.

(2) Une externalité (ou effet externe) caractérise le fait qu’un agent économique impacte, par son activité, l’utilité (le bien-être) d’autrui, sans contrepartie monétaire. L’effet échappe au marché (au système de prix). C’est en ce sens qu’il est « externe » au marché. La pollution d’un lac constitue une externalité négative au sens où elle réduit le bien-être des autres utilisateurs du lac (pêcheurs, baigneurs, etc.), sans que ces derniers ne soient financièrement compensés pour leur perte d’utilité.

(3) L’économie de l’environnement a produit de nombreuses méthodes pour évaluer le coût d’une externalité (évaluation contingente, prix hédonistes, coût de déplacements, doseréponse, etc.).

(4) Depuis plus d’une décennie, la recherche en gestion a vu émerger toute une série de propositions de comptabilité intégrée : méthode SeMA, de comptabilité universelle, LIFTS, Thésaurus triple empreinte ou modèle CARE.
Ce dernier est particulièrement illustratif d’une logique en «triple capital».

(5)Richard J. (en collaboration avec Rambaud A.), (2020), «Révolution comptable : Pour une entreprise écologique et sociale», Ed. de l’atelier.

 

 

 

Par Dr. Pierre Baret

Professeur d’économie, de développement durable et Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) chez Excelia Business School.

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