Désintérêt
Apprendre devrait être un élan naturel, un mouvement vers l’inconnu, une ouverture vers le monde et vers soi-même. Autrefois, la curiosité était une flamme qui guidait les pas, un moteur invisible qui poussait à tourner les pages, à interroger les anciens, à chercher toujours plus loin. Mais aujourd’hui, ce désir semble s’être éteint. Les enfants, les adolescents, et même une partie des jeunes adultes, ne veulent plus apprendre. Le savoir, autrefois vécu comme une conquête, est désormais perçu comme une contrainte. La curiosité s’étiole, le goût de l’effort disparaît, et la promesse de l’élévation se vide de sa substance.
On joue, on consomme, on achète, on prend… mais on ne se remplit plus. Les journées sont saturées de distractions: flux d’images, réseaux sociaux, divertissements en continu. Tout est à portée de main, tout est immédiat, tout est facile. Mais rien de cela ne nourrit durablement. Le savoir, lui, demande lenteur et patience, silence et frustration. Autant de valeurs qui semblent incompatibles avec l’air du temps.
Ce désintérêt n’est pas une simple lassitude. Il traduit un bouleversement psychologique et social plus profond. Apprendre suppose de croire que la vie a du sens, que l’effort ouvre une porte vers un futur meilleur. Lorsque cette conviction disparaît, ce n’est pas seulement le savoir qui est rejeté, c’est l’avenir lui-même qui se dérobe. Beaucoup grandissent avec une impression de vide, une lassitude prématurée, un sentiment d’absurdité face à ce qu’on leur demande d’accomplir.
Le danger est immense. Une génération sans soif de savoir, c’est une société qui se prive de sa force vitale. Car sans curiosité, il n’y a pas de progrès. Sans effort, il n’y a pas de liberté. Sans désir d’apprendre, il n’y a pas d’avenir. Ce n’est pas seulement l’école ou l’éducation qui sont en crise, c’est notre modèle collectif qui vacille. Nous formons des individus qui savent consommer mais plus réfléchir, qui savent utiliser des outils mais plus inventer, qui savent réagir mais plus questionner.
La crise est silencieuse, mais elle est visible. Les enseignants et les parents la constatent : transmettre est devenu difficile, éveiller est un combat permanent. Le livre n’est plus un trésor, mais un poids. Le savoir n’est plus une conquête, mais une charge.
Pourtant, la flamme n’est pas totalement éteinte. Il suffit parfois d’une étincelle pour la rallumer. Un professeur passionné, une lecture inattendue, une rencontre marquante : ces instants existent encore, mais ils sont fragiles, étouffés par le bruit des écrans et l’obsession de l’instant.
La société elle-même entretient ce vide. Nous avons remplacé le désir de connaissance par le réflexe de consommation. Tout est conçu pour être rapide, facile, superficiel. Pourquoi lire un texte difficile quand une vidéo de quelques secondes propose une réponse simplifiée ? Pourquoi se plonger dans un problème complexe quand une application donne une solution immédiate ? Le temps long, celui de l’apprentissage, devient obsolète dans un monde qui ne valorise que l’instantané.
Mais ce choix a un prix. Une société qui renonce à la connaissance se condamne à la dépendance. Elle devient incapable d’analyser, de comprendre, de se projeter. Elle se réduit à une succession de réflexes : acheter, consommer, réagir. Or apprendre, au-delà de son contenu, forge la capacité de penser, de douter, d’imaginer. C’est ce qui permet de s’arracher au présent pour construire un avenir.
La vérité est simple : le savoir n’est pas un fardeau, c’est une arme. Une arme contre l’ennui, contre la résignation, contre la vacuité. Apprendre, ce n’est pas accumuler des diplômes, c’est se donner les moyens de comprendre le monde, et donc de le transformer.
Nous devons avoir le courage de redonner à la connaissance sa valeur. Cela passe par les enseignants qui continuent, malgré la fatigue et le découragement, à semer des graines. Cela passe par les parents, qui doivent proposer autre chose que des écrans comme horizon. Cela passe enfin par chacun de nous, qui devons réapprendre à désirer, à chercher, à nous étonner.
Il ne s’agit pas de revenir à un passé idéalisé. Il s’agit de redonner du sens. Le savoir ne peut pas être réduit à une accumulation de faits ou à une épreuve de sélection. Il doit être vécu comme une expérience, comme une respiration, comme un acte de liberté. Dans un monde saturé de sollicitations, il faut réhabiliter la lenteur, l’effort, la concentration.
Apprendre, au fond, c’est résister. C’est dire non à la facilité, non au vide, non à l’oubli. C’est refuser de se laisser happer par le flux de distractions pour construire, pierre après pierre, une pensée propre. Aimer, c’est aussi cela : donner du sens au lien, à la rencontre, au geste. Savourer les choses simples, c’est déjà gagner contre l’obsession de tout posséder.
La soif de savoir n’est pas un luxe. Elle est une nécessité vitale. Elle est le seul antidote au vide qui menace. Et si elle disparaît, alors ce n’est pas seulement l’école qui s’effondre, mais la société tout entière qui s’éteint peu à peu.














