Chroniques

Label marocanité : En hommage à Chebchoub

Elle m’était, pour ainsi dire, un peu étrangère, mais suffisamment proche pour que nos accolades soient ferventes. Nos rares rencontres, à Fès ou à Rabat, étaient, à chaque fois, placées sous le signe d’une complicité intellectuelle propice à la proximité, à la complicité. Elle avait une beauté discrète et singulière. De ces beautés berbères qui ne se déclarent pas d’emblée et qui prennent le temps de se dévoiler jusqu’à atteindre une forme de grâce. Elle en était consciente. Et comme pour se protéger, elle prenait le soin de dissimuler cet atout sous des grimaces clownesques à vous faire tordre de rire. C’était sa manière à elle d’avoir de la retenue. Une retenue corsetée, puissante, domptée. Elle avait pour habitude de dire que dans notre pays, comme dans tous les pays musulmans, il y a des femmes et il y a surtout beaucoup de femelles. Pour ajouter, avec une affectation acerbe «et dans les femelles, il y a celles qui sont publiques et celles qui, mariées, sont des femelles privées».
Elle ? Elle se comptait, bien entendu, parmi les femmes. De ces femmes qui privilégient l’affrontement considéré par la logique masculine comme un affront. De celles qui composent la sonatine douloureuse de leur liberté dans un monde viril, ultramasculin et qui a trop tendance à mettre sa dignité dans son nez, avec le risque inéluctable de salir le sens de la dignité. Et si elle affectait, elle l’artiste, l’accommodement avec son environnement, il y avait en elle la singulière énergie de ceux qui ne capitulent jamais. Elle en acquittait, d’une certaine manière, le prix qu’on pressentait intuitivement cher payé. Avec le stoïcisme qui sied aux orgueilleux. Elle était pour cela sans mari ni enfants. Elle a vécu ainsi. Elle est morte ainsi. Elle a été enterrée ainsi. Seule. Presque dans l’indifférence.
Sa mort, à peine trois jours après un dîner riche de la profondeur de son esprit, je l’ai vécue comme un coup de poing asséné par un poids lourd tant j’en percevais la stupidité, une forme d’injustice du destin et le gâchis. Stupide parce qu’en ce 9 août, par une journée ensoleillée, elle est allée taquiner la vague folle qui l’a engloutie. Ignorait-elle, elle qui avait tant d’humour, que la mer ne rigole pas ? Une injustice du destin parce que j’ai rarement rencontré une Marocaine avec un esprit aussi libre, responsable et qui louvoie sans cesse pour survivre dans un monde fait par et pour les hommes. Sans compter cette bonté naturelle et non feinte. Quand je pense au nombre de malotrus et autres gougnafiers qui lui survivront, force est d’admettre qu’il y a quelque chose d’insupportable dans l’arbitraire de la loterie mortifère. C’est, enfin, un gâchis parce qu’en ce 9 août, ce n’est pas une femme intelligente, fine, esthète et bourrée de talents qui s’est noyée. C’est une bibliothèque qui s’est naufragée. La mort a beau être inévitable, elle n’en demeure pas moins bouleversante par les moments de ses choix. Par ses tirages au sort. Et si la mort d’un clown ne peut être que triste, celle de Fatima Chebchoub, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est une bien mauvaise blague.

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