Nous vivons une ère de flou identitaire. Les genres se redéfinissent, les normes explosent, les certitudes biologiques s’effritent. Et voilà que même nos chromosomes s’en mêlent.
Il se pourrait bien que les hommes soient une espèce en voie d’extinction. Calmez-vous, ce n’est pas (encore) un manifeste féministe radical. C’est la science qui le dit. Le chromosome Y, ce minuscule fragment d’ADN qui fait de vous un homme – enfin, biologiquement parlant – est en train de disparaître. Lentement, silencieusement, sans crier gare. Il a déjà perdu 97 % de ses gènes depuis son apparition. Et si l’on suit la courbe, il pourrait s’éteindre complètement… dans quelques millions d’années. C’est loin, oui, mais c’est réel.
Pendant ce temps, la nature, jamais à court de solutions, fait ses essais ailleurs. Au Japon, une espèce de rat vit très bien sans Y. Plus de chromosome masculin ? Pas de panique: un autre gène, sur un autre chromosome, a pris le relais. Un petit coup d’édition génétique improvisée par Dame Nature, et hop, la reproduction continue. Les mâles naissent, copulent et transmettent la vie. Le tout, sans ce fameux Y.
Alors, que fait-on de cette information ? Rires nerveux, haussements d’épaules, théories complotistes ? Pour le psychiatre, ce constat soulève une question bien plus sérieuse, et étrangement actuelle : que devient une identité quand son socle biologique se délite ? Que devient l’homme quand l’un de ses piliers naturels se dissout lentement, comme un sucre dans l’eau tiède ?
Depuis Freud, on savait que le genre n’était pas qu’une affaire de chromosomes. Mais là, le terrain vacille sous nos pieds. Si le masculin n’est plus garanti par la biologie, que restera-t-il ? Une barbe et une voix grave ? Une étiquette sur une carte d’identité ? Une performance ? L’identité masculine devra peut-être, un jour, se réinventer sans appui chromosomique. La psychiatrie l’affirme : toute perte d’un repère fondamental entraîne un travail de deuil. Et nous en sommes peut-être à l’étape du déni collectif.
Ce qui est fascinant, c’est que cette perte n’est pas juste symbolique. Elle a déjà des effets cliniques. On sait aujourd’hui que la «perte en mosaïque du chromosome Y», un phénomène observé chez de nombreux hommes en vieillissant, est associée à un risque accru de cancer, de maladies cardiovasculaires, voire de troubles cognitifs. Ce n’est donc pas qu’un gadget génétique : c’est un marqueur de fragilité. Une fissure dans la cuirasse virile.
Mais alors, l’homme est-il condamné ? Pas si vite. Certains scientifiques pensent que le Y a trouvé des mécanismes de défense : des duplications, des conversions géniques, des ruses moléculaires pour ne pas sombrer. L’homme serait donc un survivant génétique, un funambule de l’évolution. Et dans ce combat silencieux pour la pérennité, il y a quelque chose de profondément humain.
Reste que cette histoire nous force à regarder notre époque autrement. Nous vivons une ère de flou identitaire. Les genres se redéfinissent, les normes explosent, les certitudes biologiques s’effritent. Et voilà que même nos chromosomes s’en mêlent. Faut-il y voir une menace? Ou une invitation à la résilience ? Pour le clinicien, c’est une opportunité : celle de repenser l’homme, non plus comme un code génétique figé, mais comme une construction psychique, culturelle, évolutive.
Dans quelques millions d’années, il n’y aura peut-être plus de chromosome Y. Mais il y aura toujours des récits. Et peut-être qu’au fond, c’est cela qui fait de nous des êtres humains : notre capacité à survivre aux disparitions en leur donnant du sens.