Il a 14 ans. Quatorze printemps seulement, une vie encore à construire, des rêves fragiles qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Orphelin de père, il avait quitté Youssoufia pour découvrir le Moussem, cette grande fête populaire où l’on vient chercher la chaleur de la communauté, la musique, la spiritualité, la promesse d’un moment suspendu.
Il pensait y trouver la lumière, l’émerveillement et peut-être une échappée vers un avenir plus vaste. Mais ce qui devait être une célébration de la vie s’est transformé en piège. Pendant plusieurs jours, il a été séquestré, drogué, violé à répétition par une quinzaine de jeunes. L’enfant a quitté le Moussem avec un cri enfermé dans sa poitrine, un cri qui ne s’entendra jamais vraiment mais qui résonnera dans son silence pour toujours.
Ce qui glace, au-delà de la brutalité des faits, c’est l’abandon. Comment une telle horreur a-t-elle pu se dérouler en pleine lumière, pendant plusieurs jours, sans que personne ne l’empêche ? Où étaient les adultes, les voisins, les organisateurs, les figures d’autorité censées incarner une vigilance protectrice ? Où était la communauté qui, dans l’imaginaire marocain, est le rempart naturel contre la solitude et la violence? Elle s’est volatilisée. Personne n’a vu, ou plutôt, personne n’a voulu voir. Car ce genre de crimes ne se nourrit pas du secret, mais de l’indifférence. Et cette indifférence est devenue notre talon d’Achille. À force de vivre entourés de violences banalisées, nous ne les voyons même plus quand elles éclatent sous nos yeux. Nous détournons le regard, comme si cela concernait toujours «les autres».
Les conséquences pour cet enfant sont incalculables. Les psychologues le savent : un tel choc n’est pas une simple blessure, c’est une déflagration intérieure. La mémoire en garde les cicatrices indélébiles, le corps devient un champ de ruines, et le monde n’apparaît plus jamais comme un lieu sûr. À quatorze ans, il se retrouve projeté dans une existence où la peur, la honte, la dissociation, l’angoisse et parfois les comportements autodestructeurs viennent empoisonner chaque instant. Et comme si cela ne suffisait pas, les drogues forcées ajoutent leur poison, créant confusion, dépendance, brouillard. Reconstruire sa vie sera un chemin escarpé, presque impossible sans une aide spécialisée. Un enfant brisé laissé seul devient une bombe à retardement, non seulement pour lui-même, mais pour toute la société qui devra composer avec la douleur transformée en colère, en autodestruction ou, parfois, en reproduction de la violence subie.
Cet acte ignoble est bien plus qu’un fait divers sordide. Il met à nu une fissure béante dans notre tissu collectif. Il révèle l’érosion progressive des liens de solidarité, l’effondrement de l’éducation morale, la banalisation insidieuse de la drogue devenue un passe-temps à la portée de tous. Ce n’est pas seulement un enfant qui a été sacrifié. C’est le miroir d’une jeunesse abandonnée, livrée à elle-même, privée de repères, souvent piégée entre désœuvrement et frustrations. C’est l’image d’une société où l’on se contente de survivre côte à côte, sans plus se sentir responsables les uns des autres.
Dans ce contexte, la justice ne peut pas faillir. Elle doit être ferme, implacable. Les coupables doivent répondre de leurs actes, sans excuses ni demi-mesures. Mais s’en tenir aux tribunaux serait une réponse incomplète. Car la violence subie par cet enfant ne vient pas de nulle part : elle est le symptôme d’une faillite collective. Et si nous voulons éviter que d’autres vies ne soient sacrifiées, nous devons nous attaquer à la racine.
Cela commence par la vigilance. Réapprendre à ne pas détourner les yeux. Oser intervenir, alerter, protéger. Faire en sorte qu’un enfant seul dans une foule ne soit jamais invisible. Cela passe aussi par l’éducation, non seulement comme transmission de savoirs, mais comme apprentissage du respect, de la dignité, de la responsabilité. Éduquer, c’est construire un rempart contre la barbarie. Cela implique aussi de lutter sérieusement contre la banalisation de la drogue, qui ronge nos quartiers et empoisonne nos adolescents. Pas seulement par des campagnes moralisatrices, mais par des politiques cohérentes, des actions concrètes, des alternatives de loisirs et d’insertion qui redonnent un horizon à une jeunesse désorientée.
Nous ne pouvons plus nous cacher derrière l’excuse commode de l’impuissance. Le silence, la minimisation, l’oubli ne sont pas neutres : ils sont complices. Chaque fois que nous acceptons qu’un enfant subisse l’inacceptable, nous fragilisons notre propre avenir. Car une société qui ne protège pas ses enfants se condamne elle-même. L’enfance est le cœur battant d’une nation. Elle est sacrée, et nous devons le rappeler avec force.
L’histoire de ce garçon de quatorze ans est une alarme. Elle nous hurle que nous avons laissé s’installer une forme d’aveuglement collectif. Elle nous rappelle qu’aucun progrès, aucune modernité, aucune fierté nationale ne vaut si nos enfants peuvent être trahis au milieu de tous, sans que personne ne s’interpose. Il est temps de répondre à ce cri étouffé, non pas par des discours creux, mais par une mobilisation totale. Offrir à ce garçon des soins spécialisés, une écoute, une chance de reconstruire son avenir. Former nos enseignants, nos médecins, nos juges à reconnaître, prévenir, intervenir. Soutenir les familles, bâtir des structures de protection solides et accessibles.
Il n’y a pas de neutralité possible. Ou bien nous choisissons de protéger, de reconstruire, d’assumer notre responsabilité, ou bien nous acceptons d’être complices par notre silence. L’enfant de Youssoufia, avec ses quatorze années arrachées, vient de nous tendre un miroir. Et ce miroir ne reflète pas seulement son malheur, il reflète le nôtre. Si nous échouons à réagir, nous ne serons pas seulement coupables de l’avoir laissé sombrer : nous serons coupables d’avoir renoncé à l’idée même de communauté humaine.














