Chroniques

Le paradoxe du singe savant

© D.R

«Au milieu de gens médiocres, le talent n’est pas à sa place, il se trouve dépaysé. La médiocrité est jalouse, envieuse et méchante ; incapable d’apprécier le mérite, elle le flétrit et l’outrage»

C’est évident. C’est vérifié à plus d’un égard. L’ignorance engendre paradoxalement la confiance en soi. Tout ce qui est médiocre est porté aux nues de nos jours, et ce, dans tous les domaines. Comme une fatalité incurable. Tout ce qui respire l’intelligence est mis de côté. Comme un danger dont il faut se garder, parce qu’irrévérencieux, parce que dérangeant, parce que c’est un miroir qui reflète la bêtise ambiante érigée en règle absolue. On ne peut plus voir ce qui percute, ce qui sort du lot, ce qui marque, ce qui peut donner à réfléchir… Les uns et les autres, beaucoup trop nombreux (viel zu viel), s’agglutinent autour de tout ce qui abrutit et cause des dommages irréversibles aux méninges en applaudissant à perdre haleine, portés par le lahar destructeur de tout ce qui peut nous élever. Oui, la médiocrité est une lave qui sent le soufre et oxyde (occire) tout ce qui porte la vie. Jetez un œil autour de vous, posez des questions à vos connaissances, montrez- leur un document sérieux, une pensée forte, un texte inspiré, une image qui parle, parlez-leur de véritables artistes, de grands penseurs, de scientifiques qui dédient leurs vies à améliorer le sort de l’humanité, conseillez-leur un film digne de ce nom, une belle exposition, un grand morceau de musique… Les adorateurs du Fast Food cérébral vous rient au nez et tournent les talons pour mater une débilité sans nom, pour la partager, pour la commenter, pour la diffuser comme si l’information allait changer le cours de l’histoire humaine.
On le vérifie au quotidien, pas seulement dans ce cher Maroc qui a statué sur le sort des intelligences en mettant en avant de très nombreux médiocres : «Au milieu de gens médiocres, le talent n’est pas à sa place, il se trouve dépaysé. La médiocrité est jalouse, envieuse et méchante ; incapable d’apprécier le mérite, elle le flétrit et l’outrage», avait écrit Alfred Auguste Pilavoine dans ses Pensées. Le talent certain, le cœur rempli de grandeur, l’esprit vif et vivace, la pensée qui cingle et va à l’essentiel, sans compromis, sans fards, sans effets de manches… tout ceci est combattu par des conciliabules dégoûtants. Avec la folie des réseaux sociaux, que l’on devrait nommer asociaux, c’est à qui plébiscite son médiocre. Chacun y va de son débile profond pour en faire un exemple pour les autres. Ce même Pilavoine a mis le doigt là où ça fait mal : «La médiocrité du cœur et de l’esprit, en nous isolant de tout ce qui est grand et beau, nous concentre en nous-mêmes et nous livre à toutes les suggestions de l’intérêt. Alors, nous devenons habiles par défaut de véritable intelligence, et notre médiocrité même est la cause de nos succès.»
Résultant d’un ensemble de facultés vulgaires, la médiocrité refuse à tout prix d’approuver ce qui n’est pas médiocre. Les adeptes de la pensée au ras des pâquerettes aiment être ensemble, adorent constituer des légions et se gargarisent de leurs inepties en stigmatisant tout ce qui n’entre pas dans l’étroitesse de leur univers. C’est atavique. C’est contagieux.
C’est un virus qui s’immisce, qui pullule, qui croît, qui grimpe aux murs. Quand on s’y penche sérieusement et qu’on observe l’état de dégénérescence cérébrale dans lequel on vit aujourd’hui, partout dans le monde, certes à des degrés variés, on peut aisément dire avec Balzac que «Nul n’ose blâmer un système inventé par la médiocrité pour plaire à des esprits médiocres.»
Car, c’est le but au final : donner la place aux médiocres pour gérer d’autres médiocres grâce à cet effet très basique : celui de la reconnaissance dans l’autre. Finalement, Chateaubriand avait vu juste: «On s’étonne du succès de la médiocrité ; on a tort. La médiocrité n’est pas forte parce qu’elle est en elle-même, mais par les médiocrités qu’elle représente; et dans ce sens sa puissance est formidable. Plus l’homme en pouvoir est petit, plus il convient à toutes les petitesses.
Chacun en se comparant à lui se dit : «Pourquoi n’arriverai-je pas à «mon tour?» Il n’excite aucune jalousie : les courtisans le préfèrent, parce qu’ils peuvent le mépriser… Non seulement la médiocrité a tous ces avantages pour rester en place, mais elle a encore un bien plus grand mérite : elle exclut du pouvoir la capacité. Le député des sots et des imbéciles au ministère caresse deux passions du cœur humain : l’ambition et l’envie». Jamais l’exception. Jamais la différence. Jamais la finesse. Jamais l’esprit. Jamais la vivacité. Jamais la vie. La médiocrité est une mort qui ne s’est pas encore déclarée et dont les victimes ne savent pas non plus qu’ils ont déjà clamsé.

Par Dr Imane Kendili

Psychiatre et auteure

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