Dans les années 1830, le thé s’est affranchi du palais pour se répandre dans toutes les couches de la population citadine, avant de gagner les campagnes proches des villes. Au début du XXe siècle, le thé était présent dans la plupart des foyers marocains.
Lorsqu’on visite le Maroc, que ce soit en tant que touriste ou résident, le voyage n’est pas complet sans déguster une tasse du célèbre thé marocain. Avec sa mousse distinctive et ses effluves de menthe, le thé occupe une place particulière dans la mémoire olfactive des visiteurs, qui se délectent de sa douceur.
Depuis que le thé a fait son entrée dans la vie des Marocains, amené dans les palais royaux, et qu’il s’est incrusté dans leurs habitudes quotidiennes comme un rituel, ils lui ont accordé un statut quasi sacré. Les cafetières ont cédé la place aux services à thé en argent, et le bruit des premières gouttes tombant au fond des verres colorés s’est mêlé aux chansons nuptiales. Le thé est devenu le symbole d’hospitalité et de convivialité : les réunions de famille sont incomplètes sans le plateau d’argent autour duquel tous se rassemblent pour partager nouvelles et rires. Les Marocains sont donc passionnés par le thé, qui a inspiré quantité de poèmes et de chansons, devenant le compagnon des veillées et des moments de partage.
Selon des récits historiques, c’est l’oncle du sultan Zidan Ben Ismaïl qui aurait découvert cette boisson, sur les conseils d’un médecin chrétien, pour soigner les maux causés par des années d’alcoolisme. Bien qu’il soit difficile de vérifier l’exactitude de cette anecdote, elle concorde avec la période à laquelle le thé a fait son entrée au Maroc. Le thé est arrivé au Maroc en tant que tel, mais les Marocains l’ont doté de leurs saveurs, créant l’«atay», au goût unique, typiquement marocain.
En effet, le Maroc a toujours été une fenêtre ouverte sur l’Europe : les vents du changement qui traversaient le continent n’épargnaient pas le Royaume. Les habitudes culinaires n’ont pas fait exception. Après que l’Europe s’est ouverte aux boissons venant des quatre coins du monde, le thé a conquis le continent, répondant aux goûts de la bourgeoisie européenne fascinée par les produits d’Extrême-Orient. Le thé est devenu une mode éphémère dans plusieurs pays, sauf en Angleterre où il a été adopté comme nouvelle boisson nationale, détrônant le café dans le cœur des Britanniques et devenant un symbole culturel.
Le thé a ensuite repris sa route vers le Maroc au début du XVIIIe siècle, soit un siècle après avoir atteint l’Europe. Le nouveau venu a pénétré la vie des Marocains par la porte du palais du sultan Moulay Ismaïl, d’abord en tant que remède, avant d’être consommé comme boisson à l’instar des pays asiatiques. Cantonné aux murs du palais, le thé est longtemps resté l’apanage du cercle du Makhzen. Pendant tout un siècle, le thé et ses accessoires étaient des cadeaux diplomatiques des ambassadeurs européens pour charmer le souverain. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que sa consommation a légèrement dépassé les cercles du Makhzen pour toucher les élites du pays.
Dans les années 1830, le thé s’est affranchi du palais pour se répandre dans toutes les couches de la population citadine, avant de gagner les campagnes proches des villes. Au début du XXe siècle, le thé était présent dans la plupart des foyers marocains. Même dans les villages, seules quelques maisons aisées possédaient le nécessaire pour le préparer, les autres venant s’approvisionner pour les occasions spéciales. Cette dimension communautaire a inscrit l’atay dans l’imaginaire collectif marocain.
En effet, au-delà de la table, le thé marocain s’est inscrit dans l’histoire du pays. Ses ingrédients ont contribué à des bouleversements politiques et économiques. Au XIXe siècle, le Sultan Hassan Ier offrait thé, sucre et vaisselle d’argent aux chefs de tribus réfractaires pour obtenir leur ralliement et agrandir son territoire sans combat, utilisant la force de séduction de l’atay. À la même période, les Britanniques dominaient le commerce du thé et les Marocains importaient d’eux l’habitude de sucrer le thé, ajoutant leur touche locale avec la menthe. Le sucre faisait l’objet d’une rude concurrence entre la France, l’Allemagne et la Belgique. Quand les Allemands comprirent que la dominance française reposait sur la forme des pains de sucre, ils tentèrent de l’imiter, provoquant une crise diplomatique qui ne prit fin qu’en 1885.
Par ailleurs, la controverse religieuse a également accompagné l’arrivée du thé et de ses ingrédients européens. Certains oulémas considéraient le sucre « chrétien » comme illicite quand d’autres refusaient le témoignage de tout buveur de thé. Derrière ces débats théologiques se cachaient souvent des enjeux économiques et politiques. Lors d’un pèlerinage en 1904, le cheikh Kettani, fondateur de la zaouïa Kettaniya, visita Marseille, grand producteur de sucre exporté au Maroc. Il voyait cette visite comme celle de la base ennemie, le sucre français drainant les finances du pays et l’empêchant de résister au colonisateur. Son opposition au thé allait même jusqu’à interdire la consommation d’atay à ses disciples. Bien que marginale, cette posture traduisait une forme de résistance anticoloniale.
Tout comme les rites du thé en Chine et au Japon, la cérémonie de l’atay au palais était codifiée. Le Maalem d’atay, maître de thé, présidait le service, dont le premier détenteur fut Ahmed Ben M’Barek, obtienant ainsi les faveurs du Makhzen.
Cette cérémonie commençait par la préparation du plateau et des verres, toujours plus nombreux que les invités, agencés harmonieusement. Sur un plateau plus petit étaient disposées trois boîtes, « ar-Raba‘i », contenant le thé, le sucre et la menthe, parfois remplacée par d’autres plantes aromatiques.
La préparation du thé devant les convives, orchestrée comme un art, obéissait à des règles précises. Le maître de maison ou l’invité le plus âgé officiait en tant que « moqim ». Après s’être lavé les mains, il prenait une dose de thé adaptée à l’assemblée et ses années d’expérience. Les feuilles étaient rincées puis infusées avec un peu d’eau frémissante et de sucre. Quelques verres étaient servis pour rectifier le sucre et laisser infuser, avant de distribuer le thé à la menthe, versé de haut afin qu’une mousse légère se forme, occupant le quart de la tasse. Ainsi, en parcourant un long voyage depuis la Chine en passant par l’Europe, le thé est devenu l’atay, la boisson magique des Marocains, qui séduit chaque visiteur par ses effluves envoûtants et sa cérémonie raffinée. L’atay reste le témoin des récits tissant l’histoire du pays.