Chroniques

Le vendeur de journaux… et le diplômé chômeur

© D.R

En cette douce soirée de printemps, sur le front de mer d’Agadir, ville courue par les touristes des quatre coins du monde, alors que je suis attablé pour dîner dans un de ces restaurants pour étrangers, il m’aborde avec sa pile de journaux, un gilet aux couleurs d’un quotidien sur le dos, un large sourire sur le visage.

Derrière ses lunettes aux verres épais, ses petits yeux m’enveloppent d’un regard attachant. La vingtaine pétillante, la mise propre, il me semble le connaître, l’avoir déjà rencontré, presque familier. Nous sympathisons aussitôt. Je suis subjugué par son dynamisme, son enthousiasme, sa fraîcheur.

Contrairement à mon habitude dans ce genre de situation, où ma curiosité me conduit à assaillir mon interlocuteur de multiples interrogations, je m’abstiens de lui poser des questions, ne lui demande pas son nom, ne cherche pas à savoir ni comment il vit ni de quoi il vit. Pudeur ou admiration, je ne ressens pas le besoin d’engager une discussion avec lui. Je me contente de lui acheter un exemplaire du journal, un quotidien que je lis d’ailleurs rarement. Je l’imagine le jour occupé par une activité professionnelle, par des études, peut-être par apprendre un métier ; le soir à vendre des journaux. Une véritable graine d’entrepreneur.

Il n’est pas seul dans ce cas. Ils sont des centaines de milliers à travers le pays. Ils exercent de petits métiers, gagnent honnêtement leur vie, ne tendent la main à personne, ne comptent sur aucune mesure publique, aucun réaménagement des politiques, aucun miracle économique. Ils construisent eux-mêmes leur avenir, préparent leurs projets professionnels. Ils s’assument pleinement.

Serais-je en train d’idéaliser mon jeune vendeur de journaux au-delà du raisonnable ? Pourquoi cet excès d’imagination quant à la manière dont il mène sa vie? Après tout, que sais-je de lui, de son quotidien ? Serait-ce ma propension à apprécier les individus qui bravent crânement les vicissitudes de la vie et qui, avec ardeur et enthousiasme, s’investissent dans la satisfaction de leur droit au bonheur ?

Ou serait-ce l’idée, à la fois excitante et effrayante, d’encadrer bientôt une cinquantaine de ce qu’on appelle communément des «diplômés chômeurs» vers d’hypothétiques projets de création d’entreprise, eux qui ont passé le plus clair de leur jeunesse à manifester et à battre le pavé devant le Parlement et autres institutions officielles pour une intégration dans les services de l’État ? Pourquoi donc se sont-ils figés pendant tant d’années dans une telle posture ? Parce qu’ils seraient détenteurs d’un diplôme qui, soutiennent-ils, leur ouvre le droit à un travail dans la fonction publique ! Je ne vois pas le rapport.

Car, s’il est difficile de dédouaner les gouvernements successifs de leurs responsabilités face à l’insuffisance des opportunités de travail procurées par leurs politiques à des générations d’étudiants qui, autant en raison de formations décalées que d’un marché du travail étriqué, se sont retrouvés le bec dans l’eau, il est tout aussi difficile de comprendre l’obstination des années durant des jeunes diplômés chômeurs à réclamer l’intégration à tout prix dans la fonction publique, pour se retrouver finalement dans un cul-de-sac. Mais cela est une autre histoire.

Pour le moment, je songe à ce qui relève de la quadrature du cercle. Comment diable engager dans la voie de l’entrepreneuriat, autrement dit comment amener à ne compter que sur eux-mêmes des individus qui ignorent tout de l’entreprise, ne connaissent rien de l’acte d’entreprendre, récusent l’idée même d’entreprendre, ont exclu l’entreprise de leur perspective de vie professionnelle et, comble de l’ironie, dont l’âge (au-delà de la quarantaine) ne leur laisse d’autre choix dans la vie… que celui d’entreprendre…!

Ironie du sort, les quelques milliers de diplômés chômeurs qui ont fait de la manifestation une activité à plein temps occupent la Une des média et le centre de l’agenda politique. Mon vendeur de journaux et les centaines de milliers qui, comme lui, ont pris leur destin en main, n’intéressent quant à eux personne, ne figurent dans aucun agenda.

Ils m’ont inspiré ces quelques lignes, si tant est qu’elles peuvent leur rendre hommage… à défaut de leur rendre justice.

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