Plus on avance dans la quête du savoir, plus on se rend compte que ce que nous pouvons savoir restera, quoi qu’il arrive, une goutte, et ce que nous ignorons, un océan sans rivages.
«Il y a deux sortes de savants : les spécialistes, qui connaissent tout sur rien, et les philosophes, qui ne connaissent rien sur tout». Cette flèche de l’unique George Bernard Shaw étonne et atteste d’une réalité, somme toute, vérifiée. Le monde peut être divisé en deux catégories : ceux qui prétendent tout maîtriser. Et ceux qui maîtrisent la prétention. Entre les deux extrêmes, subsiste une catégorie, celle de ceux qui ont le doute pour credo. On a beau chercher, apprendre, savoir, connaître, vérifier, expérimenter, tester, se tromper, perdre, se perdre, errer… Au final, plus on avance dans la quête du savoir, plus on se rend compte que ce que nous pouvons savoir restera, quoi qu’il arrive, une goutte, et ce que nous ignorons, un océan sans rivages. Quand on réalise une telle vérité, qui, pour le coup, est absolue : nous sommes pris de vertige face à notre ignorance. Une ignorance accrue par ce flux tendu d’informations dont le plus grand pourcentage ne sert strictement à rien, et d’aucune manière. Résultat ? Nous sommes enterrés au milieu de tonnes d’informations aujourd’hui assimilées à de la connaissance. La quantité des futilités est prise pour une abondance d’idées. Et l’argent pour le bonheur. Nous sommes devenus des singes avec de l’argent et un taux ahurissant de méchanceté mariée à une bêtise humaine infinie. C’est ce qui a donné corps à une cabale noire contre toute pensée libre. Ce que le troupeau déteste le plus, c’est l’homme qui pense différemment. Il ne déteste pas tellement son opinion, mais le courage de cet individu, d’avoir l’audace et la capacité de penser avec sa propre tête, d’être différent, exactement ce que le troupeau, lui, ne peut faire et ne sait comment faire. Et là, face à cette machine grégaire menée par les masses, on est stupéfait de la quantité de critique que peut contenir un imbécile.
Aldous Huxley avait écrit un jour en parlant de cette humanité en déshérence que «Les hommes sont possédés par leurs pensées d’une personne détestée, d’une classe, d’une race ou d’une nation détestée.» Il met ici le doigt sur cette inclination au mal gratuit chez les humains, sur ce désir incontrôlable de nuire, de semer les graines du conflit et du chaos. Il ajoute à juste titre: «À l’heure actuelle, les destinées du monde sont entre les mains de démoniaques autodidactes – d’hommes qui sont possédés et qui manifestent le mal qu’ils ont choisi de voir chez les autres». L’auteur du «Meilleur des mondes» alertait sur ce monde qui prenait forme, il y a de cela plus de 80 ans, un monde d’horreur, de terreur, de haine et de mal absolu. Il faut en être conscient. Il faut le regarder en face ce monde à visage de monstre et le combattre par l’amour, par la beauté, par l’art et par le rêve. C’est dans cette configuration que j’ai toujours dit que je redoute le jour où la technologie dépassera nos relations humaines. Le monde engendrera un peuple d’idiots. Pour y arriver, le totalitarisme moderne a créé des méthodes infaillibles. Deux méthodes terriblement efficaces pour briser la pensée : appauvrir le langage, réduire le vocabulaire au strict minimum pour empêcher la nuance et la complexité. Créer des mots couvertures, des termes qui regroupent plusieurs concepts pour mieux les manipuler. Prenez, à titre d’exemple, ce mot si vide de sens et si trompeur : démocratie. Mettez 11 imbéciles d’un côté et 10 philosophes de l’autre. Les imbéciles l’emporteront. C’est ça la démocratie.
On a beau tourner la question dans tous les sens, quitte à tirer le diable par la queue, c’est l’unique définition qui vaille. Face à cela, il y a l’acuité de celui qui observe avec attention et distanciation la société. Oui, le sociologue essaye de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même. Autrement dit, la dissimulation du vide sous un trop-plein de fatras. Dans cette équation à zéro inconnue, tout ce que l’homme ignore n’existe pas pour lui. Donc l’univers de chacun se résume à la taille de ses connaissances. Un monde si étriqué qu’il a besoin de justification et d’excuses pour se donner l’illusion d’exister. Mais, ceux qui cherchent des excuses n’entrent jamais dans l’histoire. Tout comme ceux qui hésitent, qui se victimisent, qui cherchent des boucs émissaires ou des persécuteurs désignés. Ceux-ci vont dans ce monde à la parallèle de l’histoire sans jamais la rencontrer, ni en faire partie. Le monde se fait et avance sans eux. Rumi disait quelque part à une de ses connaissances : arrête de te comporter en petit, tu es l’univers dans sa forme extatique. Que dire aujourd’hui autour de soi, là où la petitesse prospère, là où la crapule pullule ! On peut dire comme l’auteur du «Pavillon des cancéreux» : Je n’ai pas la force, tout petit individu que je suis, de m’opposer à l’énorme machine totalitaire du mensonge, mais je peux au moins faire en sorte de ne pas être un point de passage du mensonge. On peut aussi dire que le pire péché qu’un être humain puisse commettre, c’est de se trahir lui-même et de détruire ce qu’il est supposé devenir. C’est si facile, c’est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre. Tout comme le drame de cette existence et de ce monde est ne rien avoir accompli de valable ni de valeureux dans sa vie et mourir épuisé ! Fatigué de quoi ? De banalités, de trivialités, de haine et de rancune. Fatigué de ne pas avoir vécu.
On peut aussi dire comme Flaubert et Stendhal : Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité. Pour s’en rendre compte, il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, personne ne veut la vérité, le mensonge est plus confortable.
Alors que la seule ligne de conduite honorable pour nos sociétés aujourd’hui est de former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire qu’est la ressemblance. Si on s’y résout, on peut alors vérifier ceci : Il n’y a pas de chemin qui mène vers le bonheur. Le bonheur est le chemin. Et ce chemin porte le nom de la justice et de la liberté.














