Chroniques

Lettre de Marrakech : Henry-Louis de LA GRANGE : Le mahlérien de Marrakech

La ville de Marrakech est une ville enchantante et donne à son visiteur le goût d’y rester. Vous me direz pourquoi ? Je ne saurai répondre car elle détient un secret que personne ne peut déchiffrer, d’autant plus que tous visiteur, quelle que soit sa trajectoire dans la vie (politique, économique, artistico-culturelle ou sociale) ressent la même sérénité et la même joie de vivre dans cette ville protégée par ses nombreux « saints » mais aussi par sa beauté et par ses paysages envoûtants. Gustav MAHLER, la personnalité que la lettre de Marrakech a le plaisir et l’honneur de présenter aujourd’hui est très célèbre. Aujourd’hui Henry-Louis de LA GRANGE est la référence mondiale sur ce grand compositeur et on a la chance de l’avoir à Marrakech depuis bien longtemps dans sa maison en Médina dans le quartier Mouassine. C’est un homme très réservé qui voit peu de monde et j’ai eu la chance de le rencontrer grâce à mon amie vétérinaire Monique Bourdin de l’école d’Alfort et qui le connaît bien. Qui est cet homme ? Quand je me suis trouvé devant lui pour la première fois, je n’ai pas cru mes yeux : un homme de 80 ans, à l’allure très jeune ; probablement cela est dû au Yoga et la marche matinale qu’il fait tous les jours avec son chien Puck dans les jardins de l’Aguedal qu’il adore et desquels il dit : « Avant, ce jardin était délaissé, lamentable jusqu’au jour où S.M. Hassan II l’a remis en état et l’a fait revivre dans la splendeur originelle de ces arbres divers ; un jardin exemplaire ». Henry-Louis de LA GRANGE est issu d’une famille lorraine anoblie au 16ème siècle, une famille aristocratique attachée aux principes de la société d’ordre de l’ancien régime et à la présence de la religion catholique comme religion d’Etat. Son père, Amaury, devient sénateur du Nord en 1930, après avoir été officier d’aviation pendant la Première Guerre mondiale (14-18). Sa mère Emily, femme au foyer mais issue d’une famille qui était la fondatrice d’une grande firme de meubles à New York : W&J. Sloane. Donc Henry-Louis est le fils d’un grand monsieur ami président Roosvelt et actuellement on peut visiter l’Institut aéronautique Amaury de LA GRANGE dans le nord de la France. De ses parents, H. Louis dit : « Je crois tenir de ma mère, et par elle de mes ancêtres écossais, certains des principaux traits de mon caractère, deux de mes qualités les plus marquantes, la détermination et la passion. Sans l’une et l’autre, jamais mon travail n’aurait été mené jusqu’au bout ». Ses premières études sont faites à Paris jusqu’à quinze ans, avec bio. Mais le puritanisme de son milieu familial était tel que l’on cherchait sans cesse à le persuader de son insuffisance, sans jamais recevoir la moindre félicitation, quel que soit le résultat obtenu « C’est peut-être cette exigence, disait-il, à laquelle on me contraignait, envers moi-même, qui m’a incité à me ménager plus tard, ni ma peine, ni mon effort.» Très tôt, le goût des arts, de la littérature et de l’archéologie se développa chez H. Louis et surtout lors d’un voyage au pays d’Homère. De la musique, peu, ce qui lui fait dire: « La musique entrait en moi à mon insu ; j’en étais déjà imprégné sans le savoir. « Normalement H. Louis était destiné, comme ses parents, soit à une carrière politique ou à celle d’un homme d’affaires, mais le destin est toujours imprévisible. Pendant la guerre, il ira passer deux ans aux USA, et comme cadeau de Noël en 1939, il reçut un coffret de disques de musique classique. A ce moment, la passion musicale commence à le dévorer si bien qu’il passe plus de temps à écouter de la musique ou à assister à des concerts philharmoniques et au Métropolitan opéra qu’à préparer son baccalauréat. En 1941, il rentre en France à Aix-en-Provence pour faire du droit qu’il quitte très rapidement pour faire des études de lettres et donc à cet âge de 17 ans, il a appris le solfège, la théorie musicale et le piano. De retour aux USA en 1945, après la libération, H.Louis entreprend des études de « Business » pendant qu’il suit des cours de musique, sa passion. Dès son arrivée, il va vivre sa première expérience MAHLRIENNE au Carnegie Hall avec l’orchestre philharmonique de New York en assistant à l’exécution de la 4ème symphonie. La grande trouvaille d’H. Louis, c’est qu’il avait compris, 40 ans après la mort de MAHLER, qu’on était loin d’avoir acquis une vue synthétique et objective de sa personnalité et de son art car « l’ironie » de ce compositeur trop intelligent rendait douteuse l’authenticité de son émotion. Qui aurait cru que H.Louis allait consacrer sa vie à une biographie mahlerienne d’une ampleur aussi folle que celle de THAYER pour Beethoven, d’Ernest Neruman pour Wagner ou encore celle de Georges de St Foix pour Mozart. Il faudrait un livre pour réserver le travail de Henry-Louis de LA GRANGE, nonobstant nous allons donner des repères succincts qui nous permettront de connaître, aussi au Maroc, cet homme caché dans les arcanes de la médina où il réalisait son merveilleux travail. C’est en 1959 que son projet prenait forme à New York où, à la veille du centenaire de Gustav MAHLER, deux éditeurs (Knopf et Double day) s’intéressaient au travail d’Henry-Louis qui a choisi le second. Le premier tome de 900 pages paraît en 1973, ce qui fait dire à Henry-Louis : « En vérité, cette première publication a été le moment le plus important de ma vie. C’est alors que je suis sorti de l’ombre dans laquelle m’avait maintenu pendant tant d’années, mon travail ». C’est ainsi qu’aux USA, on commença à considérer Henry-Louis comme référence et comme un « Mahlerien précieux». A la fin de 1977, Brigitte Massin publie Schubert, et, à ce moment, Henry-Louis est contacté par Jean Nithart, directeur de la collection musicale des éditions Artheme-Fayard pour le prévenir des pourparlers avec Doubleday (détenteur des droits) et la publication du premier volume en français, ce qui se fera à l’automne 1979. L’accueil unanime et favorable reçu par ce gros volume n’a pas bénéficié de deux chances extraordinaires comme il dit : « D’abord la popularité sans cesse croissante de MAHLER et puis l’évolution des mentalités musicales vers une information exhaustive ». En 1981, la mort d’Emily, la mère d’Henry-Louis dans un accident de voiture transforma sa volonté d’en finir en un désir fiévreux et presque obsessif. Le second volume en français devait être remis à l’éditeur fin 1983 malgré une hospitalisation à Marrakech à Noël 82 pour des problèmes cardiaques. Finalement, le livre sort en juin 83 laissant encore la place à un troisième volume, ce qui permettra à Henry-Louis de terminer son travail, la conscience tranquille. Tous les trois volumes reçoivent un grand accueil et l’auteur fera plus tard 28 émissions sur radio France-Musique, avec Dominique Jameaux, consacrées évidemment à MAHLER pour le plaisir des auditeurs mélomanes. Maurice Fleuret, l’initiateur de la fête de la musique chaque 21 juin, décédé en 1990 et directeur de la musique de 81 à 86 au ministère de la Culture en France, disait d’Henry-Louis de LA GRANGE : « Son travail est comparable à celui d’une fourmi obsessivement occupée à construire une montagne avec des grains de sable». Pourquoi Henry-Louis s’est acharné à poursuivre longtemps le même travail ? Il répond : « C’est, en effet, la diversité extrême de mes intérêts et de mes passions réunissant la nature, les pays lointains, la littérature, le cinéma, la peinture sans oublier la musique sous toutes ses formes, occidentales ou autres, aussi ma longue recherche vers une seule direction, qui a été pour moi, le moyen de mettre de l’ordre en moi-même, d’échapper à la dispersion grâce à ce souci de toujours creuser plus profond et d’accumuler des matériaux pour une grande oeuvre ». Pendant son enfance, Henry-Louis était entouré de politiques, de financiers dont les valeurs s’éloignaient des siennes, car les grandeurs des artistes et des créateurs les rendaient pour lui supérieur au reste de l’humanité. Et quand on demande à Henry-Louis pourquoi ces attachement à G. MAHLER, il répond : « J’ai toujours préféré les créateurs les plus audacieux, ceux qui ne se sont jamais satisfait des limites de leur époque et de leur art, j’y inclus tous ceux qui ont à coeur de prendre des risques, de surprendre par leur art de l’inattendu ». Quand on lui pose la question de savoir s’il s’identifie à MAHLER, il répond : « Je ne suis ni juif, ni bohémien, ni autrichien et surtout je n’ai pas de génie. Je me suis énormément « identifié » à lui, plus qu’à tout autre, car j’ai ressenti ses blessures, partagé son combat, haï ses ennemis, aimé ses partisans et ses amies. Et c’était une chance que je sois entièrement étranger à son milieu, à son pays et à ses origines pour accomplir ce travail ». Quel est votre mot de la fin sur votre oeuvre et sur G. MAHLER : « On m’a seulement dit, pour me faire plaisir, que j’avais énormément contribué à faire connaître et aimer MAHLER. Mais lorsque je jette un regard rétrospectif sur ma vie, j’ai surtout conscience de ce que j’ai reçu, du fabuleux enrichissement dont je lui suis redevable ». «Pourquoi Marrakech?» lui demandai-je ? « J’ai été attaché à cette ville du premier coup et pourtant j’adore aussi le Sud marocain : Zagora, Foum-Zguit, Teznit, que j’ai sillonné avec des amis dont le célèbre Yanis Xenakis et son épouse. J’ai une attache viscérale avec le Maroc, avec Marrakech, pour échapper aux concerts de l’Europe. Ici on va partout sans être embêté ni agressé, on m’appelle l’Européen qui écrit et se promène avec son chien. Ici les gens sont très gentils, serviables mais les enfants sont épouvantables avec mon chien. Votre dernier mot, monsieur de LA GRANGE : « J’adore le Maroc, votre Souverain sera le fer de lance du pays de demain, je suis là pour voir les Marocains et non les Européens et il est très important que la vie dans la médina soit à prédonimante marocaine malgré la présence d’Européens qui participent à la restauration. Il faut moins de motos et plus de bicyclettes à cause de la pollution ; finalement je me sens marocain, marrakchi ». Alors cher ami Henry-Louis, saches que tu es chez toi à Marrakech ; le travail gigantesque que tu as fait sur Gustav MAHLER, nous avons l’honneur d’en réclamer une partie; nous les Marrakchis, nous te souhaitons plein de bonnes choses.

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