Chroniques

Lettre ouverte à une génération qui ne veut plus attendre pour s’aimer

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

Changer de visage ou tenter d’exister ?

Longtemps, la chirurgie esthétique a été l’affaire de ceux qui voulaient ralentir les marques du temps. Aujourd’hui, elle devient un outil de conformité, une manière d’anticiper les blessures du rejet.

Il y a quelque chose d’inédit, de troublant, dans ce mouvement discret mais massif qui pousse de plus en plus de jeunes adultes à remodeler leur visage. Avant 30 ans, certains n’ont encore jamais connu une vraie histoire d’amour, un emploi stable ou un deuil fondateur, mais ont déjà vécu une liposuccion, une rhinoplastie ou des injections régulières de toxine botulique. Certains n’ont pas encore quitté le domicile familial, mais ont déjà refait leurs lèvres deux fois. Cela pourrait prêter à sourire, si cela ne traduisait pas une blessure bien plus profonde qu’un simple souci d’esthétique.
En tant que psychiatre, je suis frappée par la fréquence avec laquelle ces jeunes, parfois à peine majeurs, évoquent leur apparence avec une forme de désespoir contenu. Ils ne cherchent pas à «s’embellir», mais à s’effacer. À corriger ce qu’ils perçoivent comme une anomalie. À ressembler à une version d’eux-mêmes qui, pensent-ils, aurait plus de valeur. Ce n’est pas un caprice. C’est un cri muet : «Aimez-moi, regardez-moi autrement, laissez-moi entrer dans ce monde qui valorise tant l’apparence.»

Longtemps, la chirurgie esthétique a été l’affaire de ceux qui voulaient ralentir les marques du temps. Aujourd’hui, elle devient un outil de conformité, une manière d’anticiper les blessures du rejet. La démarche n’est plus réparatrice, elle est préventive. On n’attend plus d’être abîmé pour se refaire. On se refait pour ne pas être abîmé.
Le monde dans lequel ces jeunes grandissent est saturé d’images. Sur les réseaux sociaux, les filtres ne sont plus seulement ludiques, ils sont normatifs. Ils tracent une frontière invisible entre ceux qui méritent la lumière et ceux qui doivent rester dans l’ombre. Le plus insidieux, c’est que cette violence est douce, glamourisée. Elle ne se présente pas comme une injonction, mais comme une «liberté» : celle de choisir son apparence, de contrôler son image, de devenir la meilleure version de soi-même. Un idéal séduisant, mais profondément piégeant.
Le capitalisme esthétique – car c’est bien de cela qu’il s’agit – a réussi une prouesse : faire de l’insécurité un marché prospère. Derrière chaque ride naissante, chaque nez un peu proéminent, chaque menton jugé fuyant, il y a une promesse de transformation vendue avec le sourire : « Vous n’êtes qu’à une intervention de votre bonheur. » Et comme souvent, ce bonheur est différé. Il se déplace, il recule, il appelle une retouche supplémentaire, une correction plus fine. C’est une quête sans fin.

Mais que dit ce phénomène, silencieux et généralisé, de notre société ? De nos repères, de notre rapport au corps, au temps, à la douleur ? Ce n’est pas un hasard si cette génération, pourtant réputée plus libre, plus consciente, plus engagée, en vient à vouloir figer son visage avant même de l’avoir pleinement habité. Dans ce besoin pressant de transformation, il y a peut-être aussi la peur de l’impermanence, de l’échec, de l’oubli. Le corps devient un territoire à maîtriser parce que tout le reste – l’avenir, le climat, les repères sociaux – semble insaisissable.
Je ne jette pas la pierre aux jeunes qui font ce choix.

Ils ne sont ni faibles, ni superficiels. Ils sont traversés par un mal-être qu’ils n’ont pas créé. Ils ont hérité d’un monde où le regard pèse plus que jamais, où l’image précède la rencontre, où la valeur d’un individu peut se jouer en quelques secondes sur un écran. Ils ne cherchent pas la perfection : ils cherchent un sentiment d’acceptabilité.
La vraie question n’est pas de savoir si la chirurgie esthétique est légitime ou non. Dans certains cas, elle peut être profondément libératrice. Ce qui interroge, c’est son extension à des corps jeunes, sains, en pleine évolution. C’est l’absence de filtre, au sens éthique du terme. Qui évalue les motivations? Qui prend le temps d’écouter ce qu’il y a derrière la demande ? Qui ose dire : «Et si on attendait ? Et si on apprenait d’abord à comprendre ce malaise ?»

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un malaise identitaire, existentiel, intime. Derrière la volonté de se refaire les pommettes ou d’affiner la mâchoire, il y a parfois une faille plus ancienne, plus douloureuse : celle de ne pas se sentir à sa place. Celle d’avoir intériorisé qu’on est «trop» ou «pas assez» – trop ronde, pas assez virile, trop banale, pas assez visible. Et tant que cette faille n’est pas nommée, entendue, prise en charge, aucune transformation extérieure ne pourra la combler durablement.
Ce que nous devons offrir à cette génération, ce n’est pas un discours moralisateur. C’est un espace. Un espace pour dire le doute, la honte, le sentiment d’exclusion. Un espace pour repenser ensemble ce que signifie être «beau», «aimable», «visible». Et surtout, un espace pour réapprendre à faire confiance à ce que le corps raconte – non pas comme une vitrine à corriger, mais comme un langage à écouter.
Il ne s’agit pas de diaboliser la chirurgie. Il s’agit de ralentir. De suspendre le geste. De réintroduire de la nuance là où le monde pousse à l’action rapide. Il s’agit de dire à ces jeunes : «Vous avez le droit de ne pas ressembler à un standard. Vous avez le droit de prendre le temps. Et surtout, vous avez le droit d’exister tel que vous êtes».
Dans un monde où tout s’accélère, où la douleur doit se taire et le corps se conformer, défendre ce droit est peut-être le plus grand acte de résistance.

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