La première mission de l’homme sur Terre est de comprendre qu’il est heureux et de savoir comment le rester, dans la durée, avec évidemment les hauts et les bas, les crêtes et les creux, avec les cimes et les abysses. Ce sentiment va au-delà du bonheur, c’est la félicité.
Autrement dit, comme le précise Henry Miller : «Vivre signifie être conscient, joyeusement, jusqu’à l’ébriété ». Dans ce processus qui paraît d’emblée simple, mais qui requiert une véritable discipline de vie, notre pensée doit à tout prix transiter d’abord par le cœur pour être rendue active et prendre un sens qui s’articule avec toutes les manifestations de la vie. Sans oublier que l’homme a déjà trouvé les sens de son existence. Si toutes les sciences s’acharnent à vouloir donner un sens à la vie des hommes, l’acuité humaine, dans ce qu’elle a de plus primordial, de plus primitif, a déjà trouvé : elle a l’amour, qui est la connaissance première et ultime, celle qui ouvre sur les mondes, celle qui impacte la vie dans toutes ses ramifications: «Nous participons tous à la création. Nous sommes tous des rois, poètes, musiciens ; il n’est que de s’ouvrir comme un lotus pour découvrir ce qui est en nous », écrivait l’auteur de «La Crucifixion en rose». Cette ouverture est similaire à une naissance au monde. Celle-ci est à réinventer à chaque instant comme une nouvelle présence au monde, qui, dans son changement, nous impose également de nous changer, de nous transcender, de transmuter, dans le sens alchimique du mot, pour donner corps à toutes les variantes de qui nous sommes.
Ce refus de demeurer en une seule version de soi-même préside à cette approche émerveillée du monde et de la vie. Le tout de l’univers se met au diapason avec cet homme qui est ouvert, qui laisse la lumière entrer, qui refuse l’obscurité ou alors s’en saisit pour en faire jaillir des gerbes de lumière. «La pire difficulté pour l’individu créateur, c’est de réfréner l’entêtement à vouloir catégoriser le monde à son image», lit-on chez Henry Miller qui nous dit ici que ce monde qui semble hostile, étrange, lointain, inaccessible, fuyant et même dangereux nous appartient dans sa grande variété et sa profonde complexité. Au fond, chaque instant est bonheur à qui est capable de le voir comme tel, à cette condition sine qua non : il ne faut pas s’entêter à vouloir changer le monde, il faut le vivre tel qu’il est en l’explorant, en y mettant notre sève la plus intime. Pour accéder à cet état d’être, il faut se résoudre à une évidence d’une grande simplicité : «Simplifier sa vie ! Cela paraît la chose du monde la plus facile à entreprendre, et pourtant rien n’est plus difficile. Il y a tout à faire. Absolument tout», comme le précise Henry Miller. Cela implique de vivre au plus près de soi. Cela demande un énorme sacrifice : ne pas désirer, sauf l’amour, bien entendu. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes les possessions, ne pas thésauriser, ne pas s’alourdir de choses, ne pas céder à la tentation de l’avoir, de ne pas céder aux sirènes de la consommation à outrance, de ne pas faiblir devant la matérialité de ce monde qui regorge d’objets et de gadgets, de se contenter du peu, de savourer l’instant avec le minimum possible, de n’aspirer qu’à l’élévation dans la légèreté à la fois physique et spirituelle. Le peu, c’est l’essentiel. Le trop-plein, c’est l’indigestion, c’est le ballonnement qui mène à la déflagration.
Cette implosion intérieure qui est synonyme de décomposition, et que nous voyons chez de très nombreuses personnes, qui portent sur elle le surpoids de l’existence, avec ses avoirs et ses possessions. Cette obésité de la vie moderne, cet embonpoint d’humanoïdes nourris aux OGM, avec le cerveau qui végète et le corps qui souffre, entre paresse et paralysie. Mais il faut savoir que pour remédier à cette grosseur qui confine à la tumeur, l’homme qui veut se libérer doit être conscient d’une chose : si le monde semble foutu, lui, l’homme ne l’est pas. Il a toujours la capacité et le choix de changer. Et en changeant, il crée un nouveau monde. C’est là sa force. C’est là sa valeur. Encore faut-il le désirer, le vouloir, en faire la quête de toute une existence. Cette quête se nomme dignité du présent. Ce présent qui doit s’accumuler ad infinitum pour accoucher d’instants uniques. Il n’y a là aucune recette à suivre. Il suffit d’écouter son cœur, de plonger au fond de ses tripes et de prêter l’oreille à tous ces organes qui veulent vivre, qui battent le feu, qui drainent le sang, qui insufflent le souffle dans l’esprit conquérant et amoureux de sa liberté. Un homme qui prend conscience qu’il vit dans une cage, qu’on l’a jeté dans une cellule de rouille et de ferraille, qu’on lui a confisqué son droit à la mobilité, est un homme qui peut changer. Il comprend du coup que vivre signifie rompre toutes les chaînes. Vivre signifie voler le plus haut possible, quitte à flirter avec le soleil et à se brûler les ailes. Mais voler, tenter le diable en tenant l’impossible. C’est cela vivre. C’est cela être un homme. C’est cela créer son monde et le transformer en continu sans jamais s’installer..