Chemin vers soi
Tout le monde prétend à une position, à un statut, du simple fait qu’il a décidé de le prétendre. Et il s’en accommode. Cela devient la règle. Une seconde nature qui finit par bouffer la première et l’annihiler.
Tout le cheminement de la pensée humaine verse dans la même conclusion: Plus on a été frotté aux grands esprits qui ont façonné le cours de l’humanité, plus on a lu, plus on a voyagé en allant se perdre sous d’autres cieux, plus on a cherché, plus on a essayé de tenir rigoureusement face à la vacuité du monde qui nous entoure, plus on a résisté aux sirènes de la petitesse qui nous tire vers le caniveau, plus on se rend compte que dans cette existence, nous devons beaucoup perdre pour savoir que le chemin vers soi est long et interminable, et que, quoi que l’on fasse, quoi qu’on s’accroche, on n’y arrive pas toujours, mais on aura essayé jusqu’au bout en suivant cette ligne directrice qui prend racine dans le cœur et se ramifie dans les tripes pour ne jamais abdiquer ni s’arrêter en cours de route. Quelqu’un a dit un jour que «lLire de grands livres c’est comme avoir une bonne conversation avec les esprits les plus fins des siècles passés». Cela nous apprend le courage de plonger dans les univers les plus dangereux, avec les esprits les plus aiguisés, quitte à y perdre beaucoup de plumes. Mais, tôt ou tard, on finit par s’aguerrir, par devenir plus résistant, par renforcer notre immunité contre la bêtise ambiante, à tous les étages des sociétés où l’on évolue, aujourd’hui comme hier, car il est erroné de penser que la décadence dans laquelle nous pataugeons tous actuellement est le fruit de notre époque, la bêtise a toujours été le corollaire des sociétés humaines, la bassesse, les instincts vils et serviles, l’inclination à tout ce qui abrutit, à tout ce qui annihile l’esprit de jugement et d’analyse, qui, lui, préside à notre indépendance de pensée et à notre faculté de ne pas frayer avec tous les contempteurs adorateurs de tout ce qui abaisse l’homme au lieu de l’élever, de tout ce qui l’assujettit au diktat d’une communauté versée dans sa misère cognitive et livrée aux contingences de ce qui la réduit à un simple conglomérat de comparses dans une pièce de théâtre où ils ne peuvent jouer aucun rôle, sauf celui d’être les porte-drapeau de la médiocrité et des instincts grégaires et vils du peuple. Face à cela, il ne faut jamais perdre de vue que ce qui rend les hommes sociables est leur incapacité à supporter la solitude et donc, eux-mêmes. Face à cette horde de groupes constitués en corporations, il faut être en dehors de l’essaim, loin du conglomérat.
Personne ne peut savoir ce qui se passe dans notre cœur ni dans notre esprit. Jamais, il ne faut approfondir les choses de la vie, surtout les nôtres, avec personne. Il faut toujours savoir garder une certaine distance entre qui l’on est et les autres. Comme si l’on avait une autre mission ici-bas. Comme si l’on vivait sur une autre terre, avec un combat qui ne concerne aucunement les autres et dont ils ignorent tout. «En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ; ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ; et son trop de lumière importunant les yeux, de ses propres amis lui fait des envieux, disait ce grand connaisseur de la nature mesquine des humains», écrivait ce fin connaisseur des âmes humaines, Nicolas Boileau. Face à la société, avec ses travers, ses pièges cruels, ses obstacles et son adversité insidieuse, sa peur et sa haine des esprits libres, il faut se comporter comme face à une œuvre d’art qui n’apporte pas de réponses, mais qui doit constamment questionner. Son sens profond réside dans la tension entre des réponses contradictoires. C’est cela la société humaine : une série de questionnements, avec leur cohorte de réponses souvent toutes faites, mais qui sont aussi autant de rets qu’il faut savoir identifier pour les éviter : «L’homme qui a suffisamment de richesse intérieure préfère rester hors de la société, pour n’avoir rien à donner et rien à supporter», nous rappelle Arthur Schopenhauer.
Devant une situation aussi inextricable que d’être en désaccord avec les idées qui ont droit de cité, que de porter une autre vision du monde et de ses innombrables finalités, que de ne pas céder au marasme devenu la norme, que de sortir des rangs serrés guidés à l’abattoir des jours, que de ne jamais adhérer à aucun groupe, aucune faction, aucune clique, aucune ligue, que de tenir debout face aux vents délétères qui soufflent sur les têtes embuées des gens, nous revient ce personnage du «Labyrinthe de l’archange», qui dit ceci : «Cette maturation qui me caractérise aujourd’hui n’est pas un vêtement que les jours m’ont donné en cadeau. Je l’ai tissé par les peines, dans l’adversité, face à l’horreur des jours, face au vide humain, face à la vacuité des cœurs qui peuplent ce monde. Ce calme qui se lit sur mes traits est né de tous mes échecs, mes dérives, mes ratages, mes errances. Si aujourd’hui, je me tiens debout et ferme face aux intempéries, c’est que je suis souvent tombé et j’ai toujours tout fait pour me relever. J’ai marché sur des précipices, j’ai vu les abysses et j’ai touché au gouffre. C’est pour cette raison que j’arrive à marcher sur le fil du rasoir». Cela requiert une certaine dextérité, règle essentielle, quand on veut traverser la foule sans se faire happer par elle ni tomber dans ses écueils. Cela nécessite une grande agilité pour négocier des virages tortueux sur le long chemin de la vie. Cela oblige son homme à ne jamais suivre les chemins tracés par tous et d’inventer le sien propre au fur et à mesure qu’il avance découvrant le monde tel que son esprit le dessine sur la voie du temps. Et surtout en gardant à l’esprit que les humains ne portent pas que de l’amour dans leur cœur : «Ceux qui ne voient que l’amour dans le monde sont aussi sots que ceux qui ne le voient pas du tout», disait Jean Giraudoux. Ceux qui sont nos semblables, du moins en apparence, sont aussi animés de mauvaises intentions, d’envie, de jalousie, de médisance, de maladive curiosité, de haine larvée et de désir impérieux de faire mal aux autres, pour de nombreuses raisons dont chacun justifie ses inclinations les plus sordides. «Dès l’aurore, dis-toi d’avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste », avait coutume de répéter à ses proches, le sage Marc Aurèle. D’où le malheur de tant de gens autour de nous. Certains ont d’apparence, tout pour couler des jours paisibles, pourtant, ils mènent des vies de souffrance et de ressentiment. D’autres n’ont aucune capacité de jouir de cette chance d’être en vie, ici et maintenant, alors ils font de leurs existences un enfer et partant celles des autres qui les entourent.
Quand d’autres sont tout bonnement indignes de la vie parce qu’ils en font une arène pour faire du mal, pour infliger des torts à tous, pour obscurcir les jours et rendre noire l’existence. Arthur Schopenhauer avait le mot juste pour décrire l’étendue du mal humain, un mal qui fait partie intégrante de sa nature, dans ce qu’elle a de plus terrible : «En cruauté impitoyable, l’homme ne le cède à aucun tigre, à aucune hyène. L’État n’est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive la bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore». Lâché, livré à ses instincts primaux, l’homme est capable du pire et de l’inimaginable. Il ne faut pas s’y tromper, l’horreur des humains est sans limites. En cela, la pire des bêtes sanguinaires est un enfant de chœur face à la panoplie du mal conçu et livré par les hommes, les uns contre les autres. «La raison pour laquelle tant de gens trouvent qu’il est difficile d’être heureux c’est qu’ils imaginent toujours le passé meilleur qu’il ne l’était, le présent pire qu’il n’est vraiment et le futur plus compliqué qu’il ne le sera», disait Marcel Pagnol. Alors que l’un comme l’autre, hier, aujourd’hui et demain dépendent de nous, et uniquement de nous. Y voir une quelconque main étrangère est une simple et lâche volonté de se défausser sur le sort. Comme l’avait un jour dit ce cher Léonard De Vinci, à partir d’un certain âge, tout homme est responsable de sa gueule, comme il est responsable de ses actes, de ses choix et de leurs conséquences qu’il doit assumer, avec honneur. C’est cela un homme: accepter ses failles, les reconnaître, tenter d’en combler les abysses s’il y arrive, mais surtout, il ne doit jamais accabler qui que ce soit de ce qui lui arrive. Un homme assume. Un homme va de l’avant. Un homme, même quand il tombe, doit se tenir debout. Et s’il crève, il crève en homme digne. Et surtout ne jamais faire grand cas de ce que les autres peuvent bien penser : «Attribuer une haute valeur à l’opinion des hommes, c’est leur faire trop d’honneur», assène l’auteur de «Le monde comme volonté et comme représentation».
Fais de toi ton œuvre posthume, avait écrit Tristan Corbière dans une phrase lapidaire, mais qui résume, avec justesse, le cheminement que devrait prendre tout individu durant ce laps de temps qui correspond à son existence. Et, ce, en évitant la posture de l’esprit étroit qui, toujours, sans exception aucune, quand il rapporte ce que l’intelligence dit, il n’est jamais dans la transmission fidèle de la teneur de ce qu’il a entendu, puisqu’il ne fait que traduire pour lui-même, dans une approche audible et compréhensible pour lui-même, ce que les autres affirment. Cette démarche tronquée est coupable de travestir l’entendement de ce qui relève d’une logique implacable de certaines manifestations de l’esprit face aux phénomènes de la vie. Elle est aussi coupable de jeter un voile d’opacité sur la clarté. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, sans l’ombre d’un doute, que ce sont nos choix qui déterminent nos vies et non la chance, le hasard ou ce que certains nomment destin. Nos choix d’y voir clair, de ne pas oblitérer la vision en déformant le contenu et la signification des choses qui font nos vies, dans les moindres détails. Partant de ce postulat à la fois simple et rigoureux, personne, absolument personne d’entre nous, ne peut prétendre au paradis sans traverser les enfers. Ceux-ci peuvent prendre corps dans la pensée et dans ce qu’elle a de plus percutant, de plus juste, de plus logique. Parce que, avec la rigueur et la logique, avec la faculté d’aller au fond de ce qui impacte nos existences, c’est au bout du désert que nous pouvons juger de notre valeur intrinsèque et réelle face à nous-mêmes. On a beau éviter le vide, celui-ci finit par nous trouver. Surtout le vide de la pensée, de la conception intellectuelle des choses. Autant y aller en toute liberté et l’affronter. Quoi qu’il puisse advenir de nous dans ce face à face avec notre vacuité ou notre consistance, on peut être certain que c’est mieux que de se faire avaler par le désert. Le désert cognitif, le vide des sens, cette infinie étendue du néant à la fois des émotions et de leurs corollaires les sentiments qui en définissent et l’origine et les multiples finalités. Car, il ne faut pas se leurrer, celui qui saute dans le magma n’est pas celui qui se fait dissoudre par la lave qui éclate et dévale la pente. La différence va au-delà de la nuance. Et tout le monde n’a pas le courage d’Empédocle.
C’est partant de cette vision de soi face à la vie que l’on vérifie, sans ambages, que pour ceux qui croient, aucune preuve n’est nécessaire. Tout comme il est vérifié que pour ceux qui ne croient pas, aucune preuve n’est suffisante. Face à une posture aussi inextricable devant ce que nous sommes censés être et comment nous devons agir, pour de nombreuses personnes, une large majorité, il faut le dire, il y a une attitude toute simple et grégaire : se croire un personnage. Parce que ceci est fort commun et fort aisé. On y fait l’homme d’importance et l’on n’est souvent qu’un individu parvenu. C’est proprement un mal de chez nous.
Tout le monde prétend à une position, à un statut, du simple fait qu’il a décidé de le prétendre. Et il s’en accommode. Cela devient la règle. Une seconde nature qui finit par bouffer la première et l’annihiler. On se retrouve alors avec des personnes qui ne sont rien, qui ne font rien, qui ne peuvent prétendre à aucune action sauf celle de se croire quelqu’un et d’en adopter les formes, tant mal que bien. Et, ce qui est le comble du ridicule, c’est que la mascarade prend, l’illusion fonctionne. Le trompe-l’œil aveugle et oblitère la vision. «C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire», disait ce fin connaisseur des tréfonds humains, Jean de La Bruyère. Car, c’est ce manque de recul et de jugement qui remplit le monde de bruit et de cacophonie stridente. Les uns et les autres, beaucoup trop nombreux, parlent, radotent, dans une diarrhée logorrhéique, dans un flux tendu, remplissant l’atmosphère d’une chape de bêtise criante. Et plus celle-ci est grosse, plus l’individu qui la déverse est heureux de son fait. Une terrible ignorance qui se rengorge d’elle-même jusqu’à l’aérophagie. Ce qui nous fait vérifier que la véritable ignorance n’est pas l’absence du savoir, mais le refus de l’acquérir. Ce refus qui prend des allures d’automatismes refusant tout ce qui peut remettre en cause ce vide de savoir. On s’obstine à s’aveugler pour ne jamais laisser la lumière entrer et éclairer un cerveau obscurci par son inanité et sa mise sur pause. C’est là, face à ce type d’atavisme, que l’on vérifie ceci : «De tous les animaux de la création, l’homme est le seul qui boit sans soif, qui mange sans avoir faim, et qui parle sans avoir quelque chose à dire», comme l’avait précisé John Steinbeck. Autrement dit, seuls les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut.
Les autres n’arrivent pas à faire ancrage. Le sol leur glisse sous les pieds parce qu’ils n’ont aucune racine, aucune ossature. C’est aussi face à cette réalité qu’il faut se souvenir de ceci: beaucoup d’hommes partent pêcher toute leur vie sans savoir qu’ils ne cherchent pas le poisson, mais eux-mêmes. À chaque prise, ils vérifient qu’ils sont encore loin d’y être parvenus.
Ils sont condamnés à pêcher dans les eaux troubles, dans les mares, dans des flaques d’eau qu’ils agitent pour leur donner l’illusion de la profondeur. Cela équivaut pour une grande majorité à se noyer dans un verre d’eau presque vide. Alors, pour celui qui a décidé de marcher dans son désert, nul chemin de traverse n’est possible. Il faut tenir le soleil qui s’abat sur nos têtes. Il faut résister à la soif et être taillé pour le vide. C’est là qu’arrive cet instant où l’on dit non à tout ce qui use l’âme, à commencer par la foule, par les faux amis, par les hypocrites, par tous les bonimenteurs, par les lâches et les minables de tout acabit.
C’est là qu’arrive cet instant où l’on doit tourner le dos au conglomérat des imbéciles de tous genres.
C’est là qu’il faut fermer sa porte à tous ceux qui ne se bougent pas, qui stagnent, qui font du surplace en continu, tels des pantins disloqués, qui sont incapables de se rendre compte qu’ils portent des chaînes. Ceux qui restent constamment figés comme des momies en décomposition, car tout changement leur fait peur, parce que l’immobilité les ravage en sourdine. Pourtant, ils pensent vivre et être libres. Ceux-ci tentent uniquement de survivre ; et au fond de leurs viscères, ils le savent bien qu’ils s’appliquent en continu, dans une débauche d’énergie latente à vouloir le masquer. Pourtant, pour l’homme qui a choisi les chemins les plus durs, il ne faut pas que survivre, il faut surtout trouver les moyens de revivre. Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes, avait dit Arthur Rimbaud. Le combat de l’esprit avec soi-même avant de songer à confronter l’esprit des autres, enfin, ceux qui peuvent en avoir, car l’esprit est de toutes les qualités celle qui manque cruellement à l’espèce humaine. C’est ce même esprit qui nous fait comprendre que la valeur des choses n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité où elles arrivent. C’est pour cela qu’il existe des moments inoubliables, des choses inexplicables et des personnes incomparables, selon Fernando Pessoa.
Des individus qui continuent de vivre en nous longtemps après leur départ. Des esprits qui volent au-dessus de la plèbe. Des âmes anciennes qui portent dans leur sillage des vertus de temps immémoriaux. Autrement dit, c’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse, précisait Victor Hugo. Cette lumière qui découle nécessairement de la force et de la pureté de cet esprit qui a tant voyagé, qui a sillonné le monde en pèlerin. Car, ce qui est nécessaire après tout, c’est juste ceci : la solitude, l’immense solitude intérieure. Marcher au fond de soi et ne rencontrer personne pendant des heures, des jours, des mois. C’est cet état que l’individu doit être capable d’atteindre, comme on peut le vérifier chez Rainer Maria Rilke.
La solitude de celui qui marche vers lui-même, en continu. Quels que puissent être les chemins, les monts et les cols, les pics et les creux, il avance, et quand il s’arrête, c’est juste une escale. Car, ce marcheur ne va vers aucune destination, et c’est pour cette raison qu’il a choisi des chemins qui ne mènent nulle part. Sans oublier qu’il est horrible de vivre à une époque où au mot sentiment, on vous répond sentimentalisme. Il faudra bien pourtant qu’un jour vienne où l’affectivité sera reconnue comme le plus grand des sentiments et rejettera l’intellect dominateur, mettait en garde Romain Gary qui ajoute : «Je sais que la vie vaut la peine d’être vécue, que le bonheur est accessible, qu’il suffit simplement de trouver sa vocation profonde, et de se donner à ce qu’on aime avec un abandon total de soi». Dans cet élan, prenez garde au temps. Soyez-en économes.
C’est la pire des fautes que de la dilapider, car la plus irréparable des pertes est celle du temps, comme disait Michel-Ange. Pourtant, tous, les uns et les autres, le jettent par les fenêtres. Ils le bradent. Ils l’usent en ne faisant rien. Ils tuent le temps dans l’inaction, dans la soumission à tout ce qui use l’âme et la dénature. Il faut savoir comme le disait Gustave Flaubert qu’on se réfugie dans le médiocre par désespoir du beau qu’on a rêvé. Et qu’on n’a jamais pu atteindre, parce qu’on n’y a pas mis son âme, encore moins toute la sève de sa passion. Oui, car il est juste de savoir qu’on ne voit qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux, comme le précisait Antoine de Saint-Exupéry.
Cette vérité fait écho à celle-ci, toujours sous la plume de l’auteur de Bouvard et Pécuchet quand il dit : «Je suis doué d’une sensibilité absurde. Ce qui érafle les autres me déchire». Qui peut prétendre à un aussi haut degré de sensibilité ! Rares ils sont. Et c’est parce que le commerce de ce type d’individus dotés de grandes âmes est devenu impossible qu’il faut s’éloigner le plus possible des masses, des conglomérats, des foules et de toutes ces inclinations grégaires pour le trop-plein. Je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahison et de haine, disait à juste raison Jean-Jacques Rousseau. Pourtant, comme les choses sont simples et limpides : le bonheur étant souvent la seule chose que l’on puisse donner sans l’avoir, et c’est en le donnant qu’on l’acquiert, comme disait Voltaire. Mais, ce monde, qui, de tout temps, a été un endroit hostile pour les âmes libres et pour les esprits nobles, il faut croire qu’«aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur s’abatte sur nous dans le délai d’un siècle.
Du moins, si nous nous abstenons d’ici là de nous faire sauter en miettes… Nous n’avons le choix qu’entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique», écrivait Aldous Huxley, il y a de cela presque un siècle. Et c’est exactement ce que nous vérifions aujourd’hui, dans toutes les sociétés mondiales cheminant toutes vers le chaos en générant, chaque jour, de nouveaux ingrédients de son apocalypse annoncée.