Dans de nombreuses sociétés, ne pas écrire n’est pas un manque, mais un acte. Chez les Aborigènes, les Dogons, les Mayas, ou dans la tradition islamique, l’oralité a parfois été préférée à l’écrit pour protéger le lien vivant, sacré, ou communautaire. Et si le même geste avait été fait ici ?.
Pendant longtemps, on a expliqué la disparition de l’écriture amazighe comme un désintérêt par le peuple amazigh et/ou une conséquence des dominations extérieures : arabisation, colonisation, centralisation. Et si c’était plus complexe ? Et si, au lieu d’avoir été oubliée, l’écriture tifinagh avait été mise en retrait volontairement, par fidélité à une forme de transmission vivante, intime, protégée ?

Professeure de langue
C’est l’hypothèse que nous – un psychiatre et une professeure de langue– avons formulée en observant un phénomène troublant : notre application Tifinagh Express, pourtant simple, gratuite, bien conçue, est téléchargée chaque jour… mais une partie des utilisateurs s’arrête sans raison apparente. Pas à cause de la technique. Ni du design. Ni du contenu. Quelque chose semble résister. En profondeur.
En croisant des approches psycholinguistiques, cliniques, culturelles et les travaux de chercheuses comme Fatima Sadiqi, nous avons posé une hypothèse: Et si les Amazighs avaient choisi de taire leur écriture pour protéger ce qu’elle portait ?
Dans de nombreuses sociétés, ne pas écrire n’est pas un manque, mais un acte. Chez les Aborigènes, les Dogons, les Mayas, ou dans la tradition islamique, l’oralité a parfois été préférée à l’écrit pour protéger le lien vivant, sacré, ou communautaire. Et si le même geste avait été fait ici ?
Entre le IIIe et le VIIIe siècle, l’écriture libyque – ancêtre du tifinagh-disparaît soudainement. Pas de manuscrits. Pas de transition. Un silence propre, organisé, sans hybridation. Un vide actif.
Dans un monde où l’arabe devient la langue du pouvoir, continuer à écrire en tifinagh aurait pu être perçu comme un acte de résistance… ou d’hérésie. Dans ce contexte, ne pas écrire devient une forme de sauvegarde. Laisser mourir l’écrit pour sauver le lien. Abandonner les signes pour préserver la voix.
Loin d’être un pis-aller, l’oralité amazighe est un système complet: rythmé, codifié, hiérarchisé, ancré dans les corps. On ne le parle pas pour parler : on transmet, dans un geste, un souffle, un silence. La parole n’y est pas stockée – elle est vécue. Dans cette culture, le vivant a toujours primé sur l’archive.
Même les femmes touarègues ont préservé le tifinagh de manière discrète, sur des objets, dans des talismans, dans le sable… Une écriture en exil, protégée en silence, jamais institutionnalisée, jamais menaçante. Et peut-être est-ce cela qui l’a sauvée.

Psychiatre
Ce retrait n’est pas seulement historique. Il est psychologique. Il a laissé des traces invisibles, profondes, qui circulent aujourd’hui encore dans les corps, les gestes, les silences. Ce que la psychologie nomme transmission transgénérationnelle non verbale éclaire cette hypothèse : ce que nous appelons oubli est parfois une fidélité ancienne, un interdit protecteur, transmis sans mot dire. Et cela change tout. Car si ce retrait est un héritage, alors y revenir est un choix. Pas une trahison.
Alors que les jeunes générations redécouvrent leur langue, veulent lire, écrire, coder en amazigh, il ne suffit pas de dire «Apprenez». Il faut aussi pouvoir dire : «Je comprends pourquoi vous ne l’avez pas fait». «Vous avez le droit d’y revenir. À votre rythme. En respectant ce que le silence a protégé». L’écriture, dans cette perspective, devient un soin. Elle permet de panser une blessure, de réconcilier des parts de soi. Le chant des anciens et les écrans d’aujourd’hui. La mémoire incarnée et les lettres enfin tracées.
Et maintenant ?
Si ces lettres vous troublent sans que vous sachiez dire pourquoi…
Si leur beauté vous attire autant qu’elle vous intimide…
Alors peut-être que, vous aussi, vous portez ce silence sans le savoir.
Et peut-être que ce texte n’est pas une réponse, mais une permission.
Celle de réécrire. À votre rythme.
Celle de renouer sans forcer.
Parce qu’avant d’écrire, parfois, il faut d’abord se sentir autorisé à le faire.