Chroniques

Quand le jeu brise les enfants

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

éducation numérique  
La dangerosité de Roblox ne réside pas seulement dans ses failles de sécurité. Elle se niche dans sa capacité à hypnotiser. À capter l’attention de l’enfant, à flatter son besoin d’appartenance, à créer un univers plus séduisant que la réalité. C’est là que le piège se referme.

Roblox, c’est ce monde aux couleurs pastel où tout semble possible : créer sa maison, vivre des aventures, échanger avec des amis aux quatre coins du globe. Une fabrique à rêves numériques, présentée comme un laboratoire de créativité et d’apprentissage. Les parents y voient souvent un terrain de jeu inoffensif, une version moderne des Lego. Mais derrière cette façade candide, un monstre silencieux s’est éveillé. Un monstre né de l’illusion de sécurité.
En Irak, l’affaire a glacé le monde entier. Un adolescent de 14 ans a été arrêté pour avoir orchestré seize réseaux sur Roblox. Seize labyrinthes numériques où des enfants, parfois âgés de neuf ans, ont été manipulés, piégés, poussés à la mutilation, puis au suicide. Trente morts. Trente enfances fauchées, sous le regard impuissant de parents convaincus que leurs enfants «jouaient tranquillement». Le jeu s’est mué en instrument de mort. Le prédateur, ici, n’avait ni âge ni visage : juste un pseudo, un défi, et une emprise psychologique implacable.

Les autorités irakiennes parlent de « réseaux organisés de manipulation émotionnelle » qui ciblaient les enfants les plus isolés, ceux qui cherchaient de la reconnaissance dans un monde virtuel. Les victimes étaient invitées à relever une série de défis, d’abord anodins, puis de plus en plus extrêmes : se scarifier, infliger de la douleur, filmer la scène, prouver leur loyauté au groupe. Le dernier défi consistait à mettre fin à leurs jours. Un scénario d’horreur qui rappelle celui du tristement célèbre «Blue Whale Challenge» de 2016, ce jeu morbide apparu sur les réseaux sociaux et responsable de dizaines de suicides d’adolescents en Europe de l’Est.

Ce drame n’est pas isolé. Aux États-Unis, plusieurs familles poursuivent Roblox pour n’avoir pas protégé leurs enfants contre le harcèlement, le grooming et la perversion. Des témoignages glaçants émergent : des adultes se faisant passer pour des enfants, infiltrant les jeux pour attirer les plus jeunes dans des conversations privées. En Europe, des chercheurs décrivent des univers parallèles créés au sein de Roblox : des «cults», des rituels, des jeux de rôle qui basculent dans le malsain. L’enfant, immergé, ne sait plus distinguer la fiction du réel. Et l’algorithme, indifférent, continue de recommander des «expériences» similaires, basées sur ses précédentes interactions.

La dangerosité de Roblox ne réside pas seulement dans ses failles de sécurité. Elle se niche dans sa capacité à hypnotiser. À capter l’attention de l’enfant, à flatter son besoin d’appartenance, à créer un univers plus séduisant que la réalité. C’est là que le piège se referme : le monde réel devient fade, les relations humaines trop complexes, les émotions trop brutes. Le jeu, lui, offre des règles claires, une progression mesurable, une identité façonnée à volonté. Dans cet espace virtuel, l’enfant devient dieu, architecte, héros. Mais il oublie qu’il n’en contrôle ni les coulisses ni les dangers.
Du point de vue psychiatrique, ces univers sont des miroirs sans cadre. Ils exposent les enfants à une stimulation constante sans leur offrir les outils émotionnels pour y résister. Le cerveau adolescent, encore en construction, est hypersensible à la récompense immédiate et à la validation sociale. Lorsqu’un jeu exploite ces failles avec la précision d’une machine, le danger dépasse la simple addiction : il devient une prise d’otage psychologique. Les défis, les «missions» morbides, ne sont alors que la suite logique d’un engrenage où l’enfant cherche d’abord à plaire, à exister, à être vu.

En consultation, nous rencontrons de plus en plus d’enfants dont la frontière entre le réel et le virtuel s’est dissoute. Certains parlent de leurs avatars à la première personne : «je suis mort», «j’ai tué», «j’ai été trahi». Ces mots, autrefois anodins dans le langage du jeu, deviennent des fragments de leur identité psychique. Le danger n’est pas tant le jeu lui-même que la façon dont il colonise l’imaginaire. La violence symbolique, répétée, vécue en immersion, finit par se traduire en détresse réelle. L’enfant ne pleure pas parce qu’il a perdu une partie ; il pleure parce qu’il s’est perdu dans le jeu.
Il faut comprendre que Roblox, contrairement à un jeu classique, n’est pas un monde fixe. C’est un écosystème où des millions d’utilisateurs créent leurs propres univers. Certains sont éducatifs, d’autres artistiques, d’autres encore toxiques. Et dans cet océan de contenus, la modération est quasi impossible. Malgré les promesses de la plateforme et les discussions avec les régulateurs, des zones d’ombre persistent, notamment dans les espaces de discussion et les «serveurs privés» où tout peut se dire, tout peut se faire.
Le psychiatre que je suis ne diabolise pas la technologie ; elle est un formidable levier éducatif lorsqu’elle est encadrée. Mais l’encadrement ne peut être délégué aux plateformes : il commence dans les foyers, se poursuit à l’école, et doit être renforcé par la loi. Les parents doivent s’informer, questionner, s’impliquer. Laisser un enfant seul sur Roblox, c’est comme le laisser dans une ville étrangère, sans carte ni repères. Les enseignants, eux, ont un rôle essentiel à jouer : expliquer le fonctionnement des algorithmes, parler des risques, apprendre aux jeunes à reconnaître la manipulation.

Sensibiliser, c’est d’abord briser le silence. Cesser de croire que «ça n’arrive qu’aux autres». C’est écouter ce que l’enfant ne dit pas, ce qu’il efface, ce qu’il nie. C’est aussi apprendre à décoder les signaux : le repli, l’agressivité, l’insomnie, l’obsession du jeu. Ce sont les premiers cris d’alerte d’une emprise invisible. Le danger numérique ne se manifeste pas toujours par des traces visibles ; il s’infiltre dans les gestes, dans le langage, dans le regard vide après l’écran.
Les parents doivent aussi comprendre que l’interdiction brutale n’est pas la solution. Elle renforce la fascination et le sentiment d’exclusion. Le dialogue, lui, crée une passerelle. Demander à un enfant ce qu’il fait dans le jeu, ce qu’il y aime, ce qu’il y craint, c’est déjà une forme de protection. Car un enfant qui parle est un enfant qui résiste. Le silence, au contraire, est le terrain de prédilection des prédateurs.

La prévention doit aller au-delà du foyer. Les États doivent imposer des normes plus strictes aux plateformes : vérification d’âge réelle, filtrage des contenus, transparence sur les algorithmes, sanctions en cas de manquement. Dans le monde arabe, où le numérique s’est imposé à une vitesse vertigineuse, ces mesures deviennent une urgence sanitaire et sociale. L’affaire irakienne l’a démontré : un seul adolescent peut manipuler des centaines d’enfants à travers un simple smartphone. L’éducation numérique n’est plus un luxe, c’est une question de santé publique.
Mais au-delà de la régulation, il faut redonner du sens au jeu. Le jeu, dans sa dimension première, est un espace d’apprentissage, d’imaginaire, de lien. Quand il devient un refuge pour fuir la réalité, il perd son essence. Nous devons réapprendre à jouer avec nos enfants, à partager des moments hors écran, à leur rappeler que le plaisir ne se mesure pas en points d’expérience, mais en émotions vécues.

Roblox n’est pas le diable ; il est le reflet d’une époque qui a confondu liberté et abandon. Le numérique ne tue pas, mais il peut isoler, fragiliser, rendre vulnérable. Il revient à nous, adultes, d’être les pare-feu humains que nos enfants n’ont pas. Parce qu’entre le jeu et le gouffre, il ne manque souvent qu’une main tendue — ou un regard attentif. Et si l’affaire irakienne doit laisser une trace, qu’elle soit celle d’un sursaut collectif. Nous ne pourrons jamais éradiquer tous les dangers du monde virtuel, mais nous pouvons bâtir des remparts de conscience, d’écoute et de présence. C’est cela, aujourd’hui, la véritable éducation numérique : apprendre à nos enfants non pas à fuir le virtuel, mais à y survivre sans s’y perdre.

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