Chroniques

Quand l’homme se tait et que la machine parle

Dr Imane Kendili | Psychiatre et auteure.

La justice n’est pas une science exacte. Elle a besoin de chair, de contradictions, d’humanité. Elle se nourrit de récits, d’émotions, de gestes. La remplacer par une performance algorithmique, c’est lui ôter ce qui la rend juste : l’imprévisible de l’humain.

 

Le 26 mars dernier, dans une salle d’audience new-yorkaise, un homme s’est présenté devant la Cour suprême de l’État. Son visage était tendu, son regard fixé sur le vide. Mais ce n’est pas lui qui a pris la parole. Ce n’est pas lui qui a défendu son honneur, ses droits, son histoire. À sa place, un avatar. Un double numérique conçu par intelligence artificielle, programmé pour plaider. Un substitut froid, fluide, impeccable. Un avocat sans souffle, sans cœur, sans passé.
Cette scène, bien réelle, a tout d’un tournant. Ce n’est pas seulement la justice qui vacille — c’est l’idée même de présence humaine dans les rituels fondateurs de nos sociétés. Ce jour-là, un homme a décidé que sa voix n’était pas à la hauteur. Il a confié à un algorithme le soin de traduire son existence. Et dans ce geste, il a signé quelque chose de plus grave encore qu’une délégation : une disparition.
En tant que psychiatre, cette image me hante. Elle résonne avec ce que je vois chaque jour en consultation: des individus qui doutent d’eux-mêmes au point de s’effacer, qui cherchent dans les outils technologiques des exutoires à la parole, au regard de l’autre, à l’émotion. Ce choix de l’avatar n’est pas un acte anodin. C’est le symptôme d’une société en fuite. Une société qui ne supporte plus ni l’intime, ni l’imperfection, ni la fragilité.
Le procès, dans son essence, est un théâtre de vérité. On y expose des faits, mais surtout des êtres. On y parle de droit, mais aussi de blessures, de honte, de colère. Que reste-t-il de tout cela quand la parole est déléguée à une entité qui ne connaît ni la peur, ni le doute, ni la mémoire? Une IA ne tremble pas. Elle n’a pas de souvenirs. Elle ne connaît pas la complexité d’un silence, ni le poids d’un aveu. Elle simule. Elle compile. Elle répond.
Mais elle ne vit pas.
En choisissant l’avatar, cet homme n’a pas seulement changé les règles du jeu judiciaire. Il a instauré une nouvelle forme d’effacement : celle du sujet au profit de son double idéalisé. Ce que j’y vois, c’est une démission symbolique. Une peur de se dire. Une tentative de maîtrise absolue de l’image, au détriment de la parole sincère. Une anesthésie du vivant.
Et pourtant, la justice n’est pas une science exacte. Elle a besoin de chair, de contradictions, d’humanité. Elle se nourrit de récits, d’émotions, de gestes. La remplacer par une performance algorithmique, c’est lui ôter ce qui la rend juste : l’imprévisible de l’humain.
Ce procès n’est pas un cas isolé. Il est un signal. Un indice de ce que nous devenons. Dans un monde qui valorise l’efficacité au détriment de la profondeur, la perfection au détriment de la vérité, la tentation de se faire représenter par une machine peut sembler logique. Mais elle est aussi terrifiante.
Parce qu’à trop vouloir optimiser nos existences, nous risquons de les dévitaliser.
Et si demain, chacun d’entre nous décidait de ne plus parler, de ne plus comparaître, de ne plus s’exposer ? Si nous laissions les machines prendre notre place dans les tribunaux, les hôpitaux, les écoles, les familles ? Que deviendrait alors l’expérience humaine ? Qu’aurions-nous encore à transmettre, à ressentir, à défendre ?
Le 26 mars, un homme s’est tu. Il a laissé une machine parler pour lui. Et dans ce silence, plus que dans tous les discours, j’ai entendu un effondrement.

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