Dans une époque marquée par la saturation de l’information, nous avons appris à détourner les yeux. Le fait divers devient banal. La tragédie se confond avec la routine. Et pendant ce temps, des vies se consument, lentement, dans un silence social assourdissant.
Il est des concepts qui frappent l’esprit avec la violence d’une évidence. «Nécropolitique», ce mot inventé par Achille Mbembe dérange, déstabilise, interroge. Il vient poser une question brutale : qui décide, aujourd’hui, de qui mérite de vivre et de qui peut être abandonné à la mort ? Derrière cette interrogation se cache une réalité sourde, discrète, mais omniprésente : le pouvoir de trier les vies, de distribuer l’oxygène social selon des logiques de race, de classe, de nationalité, de productivité. Et ce pouvoir n’est pas seulement théorique : il s’inscrit dans les corps, dans les territoires, dans les trajectoires individuelles brisées.
En tant que psychiatre, je côtoie chaque jour les cicatrices invisibles de cette mécanique implacable. Elle ne figure dans aucun manuel diagnostique, mais je la devine dans un battement de paupière trop rapide, un silence trop long, une parole trop maîtrisée. Elle s’insinue dans les corps comme une brume : insomnies persistantes, douleurs sans cause apparente, pensées sombres qui rampent en silence. Elle porte les traits d’une mère au bord du gouffre, incapable de soigner son enfant. Elle se lit dans les épaules basses d’un homme sans papiers, réduit à une ombre administrative. Elle gronde dans la colère contenue d’un jeune assigné à la marge depuis l’enfance, effacé des cartes et du récit commun. Cette souffrance n’a pas de nom officiel, mais elle est partout. Elle dit, avec constance : «Je vis encore, mais à quel prix?»
La nécropolitique, telle que l’expose Mbembe, prolonge le concept de biopouvoir élaboré par Michel Foucault. Là où Foucault analysait le pouvoir moderne à travers sa capacité à «faire vivre et laisser mourir», Mbembe inverse la perspective : il s’intéresse à ces formes de souveraineté qui décident délibérément de faire mourir, ou pire, de laisser vivre dans la mort. Ce pouvoir s’exerce principalement sur des corps racialisés, colonisés, déplacés, déshumanisés. Il ne tue pas toujours de manière frontale, mais il expose à la souffrance, il abandonne, il isole. Il crée des «mondes-morts» : des espaces où la vie humaine est réduite à sa plus simple expression, vidée de ses droits, de sa dignité, de sa visibilité.
Ces mondes-morts, je les vois aussi en cabinet. Ils ne sont pas seulement géographiques — camps, bidonvilles, zones de guerre ou de relégation — ils sont psychiques. Ils colonisent l’intérieur des êtres. Ils détruisent le sentiment d’être à sa place quelque part. Ils rongent l’estime de soi, provoquent des replis défensifs, des comportements à risque, parfois des passages à l’acte. Et ces blessures, nous avons appris à les médicaliser, à les contenir dans des diagnostics, à les anesthésier chimiquement. Mais au fond, elles sont politiques. Elles racontent un monde qui nie certains corps, certaines vies, certains destins.
Le pouvoir n’est plus seulement celui qui dirige, c’est celui qui oublie. Qui ne voit pas, ou qui feint de ne pas voir. Celui qui considère comme «naturel» qu’un migrant meure en mer, qu’un sans-abri passe l’hiver dans le froid, qu’un jeune racisé soit contrôlé dix fois plus qu’un autre. Ce pouvoir-là est profondément ancré dans nos institutions, nos imaginaires, nos hiérarchies sociales. Il ne s’exerce pas toujours avec brutalité, mais avec indifférence, ce qui est peut-être pire.
Dans une époque marquée par la saturation de l’information, nous avons appris à détourner les yeux. Le fait divers devient banal. La tragédie se confond avec la routine. Et pendant ce temps, des vies se consument, lentement, dans un silence social assourdissant. Ce que Mbembe désigne avec clarté, c’est ce glissement du pouvoir vers la gestion de la mort sociale. Une mort qui ne se dit pas, qui ne se voit pas toujours, mais qui se vit, au quotidien, pour des millions de personnes.
En psychiatrie, cela a un nom : l’usure mentale. Le sentiment de ne pas exister pour l’autre, d’être un surplus, une gêne, un fardeau. Les patients qui vivent cette forme d’exclusion profonde développent des troubles que l’on peine à soigner parce qu’ils ne sont pas uniquement médicaux. Ils sont structurels. On ne soigne pas la douleur d’exister dans un monde qui vous nie. On l’accompagne, au mieux. On tente de réintroduire un peu de lien, un peu de regard, un peu de reconnaissance. Mais cela reste fragile, précaire, sans garantie.
Il faut ici dire une chose essentielle : la nécropolitique ne concerne pas seulement les champs de guerre ou les régimes autoritaires. Elle traverse nos démocraties. Elle se loge dans les politiques migratoires, dans les conditions de travail dégradées, dans l’accès inégal au soin, à l’éducation, à la parole publique. Elle se manifeste chaque fois qu’une vie est jugée «moins valable», «moins productive», «moins prioritaire». Et plus encore, chaque fois que l’on organise l’oubli de cette vie.
Face à cela, que peut le soin ? Que peut la parole du thérapeute ? Beaucoup, si elle s’ancre dans une éthique de la reconnaissance. Le soin devient alors un acte de résistance. Une manière de dire à l’autre : «Tu existes. Tu mérites d’être vu, entendu, respecté.» C’est peu, mais c’est déjà beaucoup dans un monde qui nie si souvent cette simple évidence.
Mais le soin ne peut pas tout. Il ne remplace pas la justice sociale, il ne compense pas les politiques d’exclusion. Il peut apaiser, jamais réparer entièrement. D’où l’urgence de penser ensemble, collectivement, les effets psychiques des inégalités. De ne plus considérer la souffrance comme un simple problème individuel, mais comme le symptôme d’un désordre politique et moral plus vaste.
Ce que Mbembe nous offre, avec la nécropolitique, ce n’est pas seulement une théorie. C’est un miroir. Il nous oblige à regarder ce que nous tolérons. Il interroge nos seuils d’acceptabilité. Combien de morts faut-il pour que l’indignation se transforme en action ? Combien de souffrances invisibles devons-nous ignorer avant de reconnaître que nous participons, par notre silence ou notre inaction, à la fabrication de ces mondes-morts ?
Le psychiatre, ici, ne peut se contenter d’un rôle technique. Il doit aussi être un témoin. Un veilleur. Quelqu’un qui relie les récits individuels à la trame collective. Qui ose nommer les choses. Qui rappelle que la souffrance psychique est souvent un cri étouffé, une tentative désespérée de dire : «Je ne suis pas mort, même si vous me traitez comme tel.»
Il ne s’agit pas d’en faire un combat idéologique, mais d’adopter une posture éthique. Refuser l’indifférence. Refuser la hiérarchisation des vies. Et surtout, refuser de soigner les conséquences sans jamais interroger les causes. La nécropolitique n’est pas une fatalité. C’est une construction sociale, donc réversible. À condition de réapprendre à regarder. À écouter. À nommer. Et à agir, là où nous sommes, avec ce que nous avons.
Alors oui, peut-être que tout commence là : dans le cabinet d’un psychiatre, dans un échange silencieux, dans une reconnaissance intime, fragile, mais fondatrice. Une manière de dire, à contre-courant de l’époque : «Tu comptes.»
Et ce simple geste, à l’heure où tant d’êtres humains sont abandonnés dans des zones de non-droit, de non-regard, est peut-être l’acte le plus radical qui soit.














